Histoire culturelle de l'Europe

Isabelle Dubois

Sensibilité à la vie et à la mort des enfants en bas âge dans les mentalités et la littérature du XVIe siècle

Article

Résumé

Cet article traite de la sensibilité à la vie et à la mort des enfants en bas âge à la Renaissance, d'un point de vue à la fois anthropologique et chronologique. Partant d'une comparaison avec l'Antiquité à travers l'exemple de l'empereur Néron et de son deuil, jugé excessif par les historiens romains, pour la perte d'une enfant de moins de quatre mois, et d'une comparaison avec l'époque contemporaine, fondée sur le livre de Camille Laurens, Philippe, évoquant la perte d'un enfant âgé de quelques heures, le propos souligne la souffrance naturelle des parents, notamment de la mère. Il rappelle ensuite, à partir de recherches historiques, l'importance accordée de façon croissante à l'enfant à la Renaissance, en même temps que la rareté de l'expression maternelle du deuil à cette époque. La relative insensibilité d'un Montaigne a de quoi surprendre, même si les données démographiques l'expliquent en partie ; cependant, on a bien affaire au discours paternel d'un homme qui se préoccupe de ses enfants, surtout mâles, quand ils ont atteint un âge suffisant. De façon plus sensible dans la première moitié du siècle, l'émerveillement, la tendresse et l'enthousiasme exprimés par Clément Marot et par Rabelais devant les premiers pas et les premiers mots du petit enfant contrastent avec cette attitude.

Abstract

This article deals with sensitivity to young children's lives and deaths during the Renaissance, from both an anthropological and chronological point of view. We will make a comparison with Antiquity in which Emperor Nero mourned for the loss of his three month old baby, which Roman historians found excessive, as well as with the twentieth century, based on Camille Laurens's book, Philippe, recalling the mourning of a young child who was only a few hours old. We will study the parents' natural suffering, particularly the mother's. Then, making use of historical research, we will recall how children became more and more important to adults during the Renaissance, but that mothers rarely expressed their own grief in that time. One may be surprised by Montaigne's relative insensitivity to this phenomenon, even though demographic facts may explain part of it ; however, this is the paternal discourse of a man who is concerned with his children, especially male, when they become old enough. In contrast to this attitude we find – in the first part of the century – the much more sensitive wonder, tenderness, and enthusiasm expressed by Clément Marot and Rabelais about the young child's first steps and first words.

Texte intégral

1Comme les gens de la campagne en font l'expérience, quand on retire des petits à leurs mères ─  par exemple, des chatons ─, les réactions de celles-ci peuvent être extrêmement variables : ou bien elles se comportent comme si rien ne s'était passé, ou bien elles réclament leurs petits et poussent des cris déchirants pendant plusieurs jours. De l'indifférence à la douleur : cette ambivalence (animale) peut surprendre la plupart des humains adultes au XXIe siècle, au moins dans les régions du monde et dans les catégories sociales dites « avancées », c'est-à-dire où les conditions de vie sont bonnes, soit parce que ces humains se croient trop éloignés des animaux pour considérer que ceux-ci puissent exprimer des émotions, soit parce que le prix attaché à toute vie humaine rend impensable l'indifférence devant la mort du nouveau-né, du nourrisson, ou de l'enfant en bas âge. Pourtant, une telle ambivalence n'est sans doute pas propre à l'animal, et peut s'observer à des époques antérieures à la nôtre. Les conditions de vie, les conditions démographiques, sanitaires, sociales et économiques, influencent certainement de façon importante les sentiments et les émotions des adultes, ainsi que l'expression de ces sentiments et de ces émotions, face à la mort du petit enfant. Pour l'Ancien Régime, et en particulier pour le XVIe siècle, nous pouvons retenir, à titre d'hypothèse, l'interprétation de Philippe Ariès : « Il y en avait trop, dont la survie était si problématique ! Le sentiment était et est resté longtemps très fort qu'on faisait plusieurs enfants pour en conserver seulement quelques-uns. […] On ne pouvait s'attacher trop à ce qu'on considérait comme un éventuel déchet1 ».

2Cependant, affirmer d'emblée que la réaction des adultes, et notamment des parents, face à la mort du petit enfant, dépend uniquement des conditions de vie paraît un peu simple. Dans l'exemple animal précédent, l'observation de réactions variables selon les individus peut être faite par le même maître, dans la même maison, avec la même nourriture. Malgré des mortalités infantile et enfantine très élevées, l'époque de la « découverte de l'enfance2 » n'est-elle pas aussi, pour une part, celle d'une sensibilité particulière à la vie et à la mort du petit enfant ?

3Les connaissances médicales et psychologiques actuelles indiquent que la perte d'un jeune enfant est ressentie par la mère, physiquement et psychologiquement, comme une mutilation3. Ce phénomène ne serait absolument pas lié à un environnement culturel. Il existerait indépendamment de toute culture et de toutes les conditions extérieures ─ aussi bien que la respiration et le besoin de nourriture, par exemple ─ et leur préexisterait même, comme un trait de l'homo sapiens, voire des mammifères. Inversement, les conditions de vie et l'environnement culturel peuvent interférer avec un phénomène physiologique et psychologique dans sa manifestation ou au contraire son refoulement ─ par exemple, et pour ce qui concerne la littérature, dans la forme ou l'absence de son expression verbale. Ainsi, selon les époques, le port du corset, les pratiques sportives ou la qualité de l'air interfèrent avec la respiration, les pratiques agricoles et l'art culinaire avec les besoins alimentaires. La douleur plus ou moins éprouvée par les mères à la perte de leur jeune enfant subit nécessairement un traitement culturel qu'il s'agira de préciser. Les sources littéraires étant essentiellement masculines au XVIe siècle, rien ne permet de supposer que, dans la plupart des cas, cette douleur maternelle s'exprime ou soit rapportée autrement que de façon indirecte, à supposer qu'elle soit exprimée. Il est possible que les mœurs et les conditions de vie influencent les mentalités maternelles elles-mêmes.

4D'autre part, les sources littéraires essentiellement masculines livrent certainement des témoignages plus nombreux des sentiments paternels devant la vie et la mort du jeune enfant. Encore ces sentiments trouvent-ils sans doute moins d'occasions de s'exprimer, les jeunes enfants étant au XVIe siècle, beaucoup plus que de nos jours4, confiés presque exclusivement à des femmes ─ mère ou nourrice ─ pour les soins du « maternage », donc justement aux adultes qui sont très rarement des écrivains. Il n'est que de relire certaines pages du De pueris d'Erasme : chaque fois que l'humaniste évoque les soins et les premiers apprentissages de la petite enfance, il les rapporte à des figures féminines, que ce soit pour y trouver des éléments de comparaison avec son propos5, ou pour critiquer un maternage trop tardif, voire néfaste6. Les sources non seulement sont paternelles, mais elles demeurent le plus souvent peu représentatives de l'ensemble des conditions sociales. Dans le chapitre de l'ouvrage collectif Histoire de l'enfance en Occident qu'elle consacre à « L'enfant, la mémoire et la mort dans l'Italie des XIVe et XVe siècles7 », Christiane Klapisch-Zuber utilise abondamment les données que l'on peut tirer des livres de famille ou livres de ricordanze de familles florentines. Il s'agit toujours de livres rédigés par des hommes ─ pères ou descendants mâles8 ─ issus de familles aisées, commerçants pour la plupart. Le caractère doublement partiel des sources utilisées par l'historien se retrouve quand il s'agit des sources littéraires. Un Montaigne écrivant ses Essais rédige une œuvre d'une toute autre ampleur et d'une tout autre portée qu'un livre de famille ─ même si l'avis « au lecteur » de mars 1580 lui assignait une fin « domestique et privée » ; pourtant, certaines pages du livre évoquent la vie familiale de l'auteur tandis que celui-ci, par son sexe, sa fonction paternelle, sa catégorie sociale, occupe une place comparable à celle des rédacteurs de livres de ricordanze.

5Deux autres genres littéraires pourront nous éclairer sur la sensibilité à la vie des enfants en bas âge : le roman rabelaisien d'une part, et d'autre part la poésie officielle héritée des Grands Rhétoriqueurs, telle que la pratique Marot dans L'Avant-naissance du troisième enfant de Madame, Madame la duchesse de Ferrare. Il faudra bien sûr faire la part du type de personnage et du genre littéraire, chaque fois que nécessaire.

6Avant d'aborder directement le XVIe siècle, un détour par l'Antiquité et par l'époque contemporaine va nous permettre de prendre quelques repères chronologiques et anthropologiques, voire de constater l'existence d'invariants, de données propres à l'espèce humaine en dehors de la temporalité. Entre ces deux bornes, nous nous demanderons ce qu'il en est du XVIe siècle français, et, plus largement, de la Renaissance européenne.

Néron et Claudia Augusta, Camille Laurens et Philippe

7Dans les Annales, Tacite relate la joie de Néron à la naissance de sa fille Claudia Augusta, puis le désespoir causé par la mort de l'enfant :

Memmio Regulo et Verginio Rufo consulibus, natam sibi ex Poppaea filiam Nero ultra mortale gaudium accepit appellavitque Augustam, dato et Poppaeae eodem cognomento. Locus puerperio colonia Antium fuit, ubi ipse generatus erat. Jam senatus uterum Poppaeae commendaverat dis votaque publice susceperat, quae multiplicata exsolutaque. Et additae supplicationes templumque Fecunditatis et certamen ad exemplar Actiacae religionis decretum, utque Fortunarum effigies aureae in solio Capitolini Jovis locarentur, ludicrum circense, ut Juliae genti apud Bovillas, ita Claudiae Domitiaeque apud Antium ederetur. Quae fluxa fuere, quartum intra mensem defuncta infante. Rursusque exortae adulationes censentium honorem divae et pulvinar aedemque et sacerdotem ; atque ipse, ut laetitiae, ita maeroris immodicus egit.

Sous le consulat de Memmius Regulus et de Verginius Rufus, Poppée mit au monde une fille, que Néron accueillit avec une joie plus qu'humaine ; il l'appela Augusta et donna le même surnom à Poppée. L'accouchement eut lieu dans la colonie d'Antium, où lui-même était né. Déjà le sénat avait recommandé aux dieux la grossesse de Poppée et prononcé des vœux au nom de l'Etat ; ils furent multipliés et exécutés. On y ajouta des supplications, un temple de la Fécondité et un concours à l'image des cérémonies d'Actium, et l'on décida que des statues en or des deux Fortunes seraient placées sur le trône de Jupiter Capitolin et que les jeux du cirque institués à Bovillae en l'honneur de la famille Julia seraient donnés aussi à Antium pour les familles Claudia et Domitia. Ces mesures devinrent caduques, l'enfant étant morte avant l'âge de quatre mois. De là surgirent de nouvelles adulations, le vote des honneurs divins, d'un coussin sacré, d'un temple et d'un prêtre ; quant à Néron, de même que son allégresse, son chagrin fut démesuré9.

8Tacite insiste sur l'excès, sur l'extravagance des sentiments de Néron et de leur expression officielle. La notion d'hybris n'est pas loin et signale la disproportion entre les événements et leur résonance sur Néron. Pour Tacite, conformément aux traditions romaines, la mort d'un enfant de moins de un an ne justifie pas de deuil10. De plus, comme l'a montré la critique des sources historiographiques sur Néron, Tacite et d'autres historiens de l'Antiquité ont dressé un portrait extrêmement partial et défavorable de l'empereur. Depuis l'ouvrage d' Eugen Cizek, les recherches s'orientent vers la mise en évidence d'une contradiction entre la sensibilité et les goûts d'artiste de Néron d'une part, et les contraintes de l'exercice du pouvoir et de la dignité de la fonction impériale d'autre part11. Bien des comportements de Néron durent choquer ses contemporains, qui les considéraient comme autant d'extravagances. La douleur éprouvée et extériorisée à la perte de la petite Claudia en fit sûrement partie, même si les sources concernant d'autres enfants morts en bas âge ne laissent guère de doutes sur la sensibilité des Romains et des auteurs grecs de l'époque de Néron à ce type d'événement12. C'est sans doute le père et l'homme sensible, d'une sensibilité artiste, qui réagit, plus que l'empereur, pour qui la perte d'un descendant mâle aurait été d'une autre conséquence.

9A la fin du XXe siècle, une femme, Camille Laurens, raconte dans un petit livre la joie de l'enfant à venir et le chagrin immense de la perte de cet enfant âgé de quelques heures13. Elle le fait tantôt avec la crudité lucide de la révolte, tantôt avec un lyrisme déchirant, toujours avec une grande dignité. Ici la détresse se double de la révolte contre un malheur que les moyens du temps auraient dû éviter. L'évocation du désespoir du père, Yves, pour être indirecte, n'en a pas moins de force :

Yves, prévenu au Maroc de l'accouchement, attrape un avion dans l'après-midi. Il a le voyage pour espérer. Ce n'est qu'à Paris, la nuit, en appelant de la gare de Lyon, qu'il apprend que notre bébé est mort. Lorsqu'il sort de la cabine, des clochards qui cherchent la bagarre, malgré son bronzage et son beau manteau noir, s'écartent pour le laisser passer14.

10Malgré l'écart temporel et culturel, le chagrin de l'empereur romain et celui de l'homme « moderne » qui prend l'avion sont-ils si différents ? Quant aux réactions variables de l'entourage, des « amis », elles font songer à la réticence romaine devant le deuil officiel et à la critique de Tacite :

Il y a ceux pour qui ça n'est pas bien grave : dans leur bouche, la naissance devient une sorte d'extrême fausse couche, et ils s'étonnent de l'enterrement comme d'un luxe au romantisme excessif. Il y a ceux qui établissent une hiérarchie du malheur : le pire, c'est quand même de perdre un enfant, un vrai, une fillette de sept ans ou un fils de vingt ans ─ ils ont tous des exemples. Là, c'est vraiment terrible, car les parents restent avec leurs souvenirs15.

11Le rapprochement peut certes sembler audacieux. Si, selon le mot célèbre d'un seiziémiste, l'anachronisme est le péché mortel en histoire16, cela suppose cependant que tout change et que tout soit culturel. Or, nous l'avons rappelé en commençant, l'espèce humaine est la même depuis l'apparition de l'homo sapiens. La culture existe, mais la nature aussi. C'est le dialogue entre les deux et entre les disciplines qui peut s'avérer intéressant sur une question comme celle-ci. Pour revenir à Claudia Augusta et à Philippe, peut-on recenser brièvement les ressemblances et les différences entre les deux situations et les deux sensibilités ?

12Les moyens techniques de la surveillance de la grossesse au XXe siècle permettent aux parents de se projeter davantage dans l'avenir. Ils connaissent le sexe de l'enfant et choisissent son prénom :

Il y a ceux qui établissent une hiérarchie du malheur : le pire, c'est quand même de perdre un enfant, un vrai, une fillette de sept ans ou un fils de vingt ans ─ ils ont tous des exemples. Là, c'est vraiment terrible, car les parents restent avec leurs souvenirs. Je ne dis rien. Je garde pour moi le bruit de son cœur qui battait à chaque consultation, ses cabrioles sur l'écran de l'échographie (« On t'a vu à la télévision », lui racontait Yves, le soir), nos conversations à trois quand nous lui demandions s'il était d'accord pour s'appeler Philippe et qu'il nous répondait en morse ; je garde pour moi la mémoire des nuits, la plénitude, et puis toutes les autres images, les pages du livre de sable : Philippe apprenant à lire, Philippe me dépassant d'une tête, Philippe montant sur le podium comme son arrière-grand-père, au son de la Marseillaise […], le sourire de Philippe. Peu importe l'âge auquel meurt un enfant : si le passé est court, demain sera sans limites. Nous portons le deuil le plus noir, celui du possible. Tous les parents pleurent les mêmes larmes : ils ont des souvenirs d'avenir17.

13Le dialogue tactile et vocal avec l'enfant, lui, est certainement de toutes les époques, au moins pour la mère, avec une participation variable du père. Quant à la projection dans l'avenir et au travail de l'imagination, ils n'ont pas besoin des images très imprécises de l'échographie pour s'effectuer.

14Quelles que soient les évolutions techniques, l'environnement socio-économique ou culturel, on s'aperçoit que le désir d'enfant est déterminant. Tacite écrit que Néron aimait passionnément Poppée et désirait des enfants18. Ce désir peut exister quelle que soit l'époque. Cependant, il peut prendre des formes différentes. Dans les deux exemples précédents, il s'agit, semble-t-il, non pas du désir d'une descendance ou d'un héritier, mais du désir de mettre au monde un individu et de favoriser son épanouissement personnel. C'est précisément ce qui rend l'enfant irremplaçable. L'idée que l'on fait « plusieurs enfants pour en conserver seulement quelques-uns19 » appartient à une sensibilité que l'on pourrait qualifier de « quantitative ».

15La différence majeure entre le deuil de Claudia et celui de Philippe réside dans l'existence d'un livre écrit par la mère et destiné à compenser l'absence :

J'écris pour dire Je t'aime. Je crie parce que tu n'as pas crié, j'écris pour qu'on entende ce cri que tu n'as pas poussé en naissant ─ et pourquoi n'as-tu pas crié, Philippe, toi qui vivais si fort dans mes ténèbres ? J'écris pour desserrer cette douleur d'amour, je t'aime, Philippe, je t'aime, je crie pour que tu cries, j'écris pour que tu vives. Ci-gît Philippe Mézières. Ce qu'aucune réalité ne pourra jamais faire, les mots le peuvent. Philippe est mort, vive Philippe. Pleurez, vous qui lisez, pleurez : que vos larmes le tirent du néant20.

16Néron, le père, avait le pouvoir de faire voter des honneurs et des symboles mémoriels21. Dix-neuf siècles plus tard, c'est une mère qui tient la plume et conjure la mort de son enfant.

17Ces deux deuils ont enfin un point commun : ils s'inscrivent tous deux sur un fond de banalisation, voire de déni.

Données démographiques et sensibilités du XIVe au XVIe siècle

18Entre ces deux repères, qu'en est-il du XVIe siècle français, et, plus largement, de la Renaissance européenne ? L'époque de la « découverte de l'enfance » est-elle aussi celle d'une sensibilité particulière à la vie et à la mort du petit enfant ?

19Dans l'Antiquité comme au Moyen Âge et au-delà de la Renaissance, la mortalité infantile et enfantine est très élevée en Europe occidentale. C'est un trait constant, même s'il existe des variations liées par exemple aux épidémies, comme la Peste Noire du XIVe siècle. Même en dehors de ces périodes critiques,

Une étude systématique des données biographiques consignées par les Florentins des classes aisées dans leurs ricordanze permet aujourd'hui de donner quelque substance à l'affirmation souvent répétée, mais mal établie, d'une redoutable érosion des cohortes de nouveau-nés pendant l'enfance. Nous pouvons en effet l'estimer avec une relative précision, inhabituelle pour la fin du Moyen Âge, en « reconstituant » les familles et le destin de la descendance des couples. Cette étude, portant sur près d'un millier d'enfants nés de 152 unions légitimes entre 1300 et 1550, révèle que, globalement, 20% d'entre eux étaient morts avant l'âge de trois ans […], 30% avant celui de dix ans, et 34% avant d'avoir atteint quinze ans et l'adolescence22.

20Ces chiffres s'accusent avec la peste ─ ainsi, de 1348 à 1449, c'est avant l'âge d'un an que 20% d'enfants meurent ─ et la mortalité est plus élevée chez les filles, même après 1500. De façon générale,

Le niveau de cette mortalité enfantine pèche sans doute par sous-évaluation plutôt que par surestimation ; il n'en représente pas moins une approximation plausible. Il est assurément assez proche de celui qu'on observe au XVIIe siècle23.

21Le propos de P. Ariès, que nous avions retenu à titre d'hypothèse, paraît donc corroboré par ces études plus récentes. La sensibilité à la perte d'un enfant, et en particulier d'un enfant en bas âge, serait émoussée, selon lui, par la fréquence de ce genre d'événement. À cette banalisation et à ce refoulement s'ajoutent peut-être d'autres phénomènes.

22Dans les livres de ricordanze consultés par C. Klapisch-Zuber, l'expression des sentiments éprouvés par les parents à la naissance ou à la mort d'un enfant est rare. La formulation en reste souvent stéréotypée : « même les textes les plus prolixes expriment avant tout l'acceptation chrétienne de la mort des tout-petits, d'ordinaire admise avec fort peu d'emphase ». La piété se teinte parfois d'attendrissement pour une enfant de trois mois (morte en 1509), mais, la plupart du temps, « l'espérance placée par ses parents dans l'enfant prématurément disparu nous est peu déchiffrable24 ». Le deuil paraît bien plus perceptible quand il s'agit d'un garçon que d'une fille, et d'un garçon ayant déjà franchi les premières étapes de l'enfance, promettant d'être « un bon marchand et un bon citoyen » et de perpétuer la famille et le nom. Les deux exemples que donne C. Klapisch-Zuber sont ceux de garçons âgés de neuf et de quatorze ans.

23À partir de là, les constats et les hypothèses que l'on peut formuler ─ et garder en mémoire pour aborder Les Essais de Montaigne ─ sont les suivants :

24─ l'intérêt des scripteurs des livres de ricordanze pour leurs jeunes enfants semble augmenter avec l'âge des enfants, et être bien plus grand lorsqu'il s'agit d'un enfant mâle ;

25─ il est possible que l'enfant qui grandit ou qui a déjà grandi suffisamment suscite un intérêt plus grand parce que les parents, et surtout le père, savent qu'il a déjà échappé à un certain nombre de dangers, notamment à des maladies, et que les chances de le garder en vie augmentent elles aussi, la courbe de la mortalité tendant à se tasser avec l'âge ;

26─ il est très probable que l'intérêt paternel s'accroisse au fur et à mesure que l'enfant grandit, parce que celui-ci sort du cadre du maternage et se trouve plus souvent au contact de son père ;

27─ il est très probable aussi que, pour un enfant mâle, ses éventuelles qualités d'écolier ou de fils obéissant, perceptibles lorsqu'il est sorti de la prime enfance, correspondent davantage à l'attente paternelle d'un héritier, d'un continuateur, d'un représentant de la famille. C. Klapisch-Zuber rappelle que les filles ont pour vocation de quitter la famille, « telles les sœurs et les épouses représentées par les arbres généalogiques de la fin du XVe siècle, assises sur une branche coupée ou déracinée25 ».

Montaigne et ses enfants

28Dans Les Essais de Montaigne, un certains nombre de passages évoquent la vie familiale et mêlent à un propos lui-même bigarré, multiple, changeant, le fil de ce qui aurait pu être un « livre de famille » à la manière des livres de ricordanze des commerçants florentins. On peut ainsi relever l'essai XIV du livre I, « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l'opinion que nous en avons » ─ avec pour exemple principal celui de la mort ─, le chapitre VIII du livre II, « De l'affection des pères aux enfants », et le chapitre V du livre III, « Sur des vers de Virgile ».

Désintérêt et répugnance paternels pour les nourrissons

29L'essai II, VIII critique l'affection spontanée des pères pour leurs enfants et souligne, chez Montaigne, une difficulté ─ spontanée elle aussi, dirait-on, mais non soumise à critique ─ à supporter la proximité des bébés, même ceux dont il est le père :

[A] […] la seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations. J'ai, de ma part, le goût étrangement mousse [émoussé] à ces propensions qui sont produites en nous sans l'ordonnance et entremise de notre jugement. Comme, sur ce sujet dequoi je parle, je ne puis recevoir cette passion dequoi on embrasse les enfants à peine encore nés, n'ayant ni mouvement en l'âme, ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables. [C] Et ne les ai pas soufferts volontiers nourris près de moi26.

30P. Villey transcrit en note le mot « nourris » par « élevés », mais ce n'est peut-être pas nécessaire, car en évoquant le premier âge, il est probable que Montaigne pense aux nourrissons : il aurait donc pratiqué l'hébergement d'une nourrice, comme le faisaient les familles les plus aisées de Florence décrites par C. Klapisch-Zuber, contrairement à des familles plus modestes qui se séparaient de leur enfant pour qu'il soit allaité à la campagne ─ tandis que certains enfants pauvres, dont la mère en nourrissait d'autres, étaient confiés à l'hospice, les familles plus aisées réclamant l'exclusivité pour leur enfant, ou encore nourris par des animaux27.

31Il s'agit bien des enfants que Montaigne n'a pas eu le temps de voir grandir : « Ils meurent tous en nourrice28 », écrit-il dix pages avant, mentionnant dans le livre III sa fille unique, Léonor :

Ma fille (c'est tout ce que j'ai d'enfants) est en l'âge auquel les lois excusent les plus échauffées de se marier29.

32Comme on l'a souvent relevé, l'allaitement pouvait durer jusqu'à l'âge de trois ans : c'est le cas pour la Juliette de Shakespeare, qui met en scène la nourrice de la jeune fille. C'est donc bien le premier âge, l'âge du maternage et des nourrices dont Montaigne se désintéresse, ou même qui lui répugne. La proximité des bébés est une affaire de femmes. Si la nourrice ou l'épouse de Montaigne avaient pu s'exprimer à ce sujet, elles auraient peut-être pu affirmer que les tout-petits ont des « mouvements en l'âme » et une « forme reconnaissable au corps ». Quant à l'expression surprenante d'« enfants à peine encore nés », elle n'est peut-être pas seulement le fait d'une exagération teintée de mépris : pour le père, il est bien possible que la « naissance » intervienne plus tard. Ainsi,

[A] Une vraie affection et bien réglée devrait naître et s'augmenter avec la connaissance qu'ils nous donnent d'eux ; et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant quant et la raison, les chérir d'une amitié vraiment paternelle ; et en juger de même, s'ils sont autres, nous rendant toujours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours ; et le plus communément nous nous sentons plus émus des trépignements, jeux et niaiseries puériles de nos enfants que nous ne faisons après de leurs actions toutes formées, comme si nous les avions aimés pour notre passetemps, [C] comme des guenons, non comme des hommes30.

33La répartition des tâches entre les hommes et les femmes cause le désintérêt paternel et le renforce en ce qu'elle empêche le père de connaître précocement son enfant ; ne le connaissant pas, il attend que ce soit lui qui lui « donne connaissance » de lui-même. Cette méconnaissance, ajoutée à la critique d'une certaine incohérence des parents, conduit à l'image caricaturale ajoutée dans l'exemplaire de Bordeaux. Les enfants se trouvent ravalés au rang d'animaux de compagnie, et défigurés. Bien qu'il s'agisse de critiquer une attitude banale des adultes, les enfants qui n'ont pas encore « donné connaissance » d'eux sont présentés comme des jouets vivants. Leur part d'humanité n'a pas encore émergé de leur nature informe, et toute émotion spontanée ressentie à leur contact doit être refoulée car non fondée en raison.

34Cette indifférence, cette froideur, cette méfiance pour ses propres émotions n'appartiennent pas seulement à une première rédaction des Essais dans laquelle la sagesse exigeante, voire arrogante, de Montaigne pouvait les expliquer ; l'ajout de l'exemplaire de Bordeaux montre que la pensée de Montaigne s'est consolidée sur ce point. Pourtant, quand il s'agit d'enfants plus âgés, en âge de fréquenter l'école ou d'avoir un précepteur, l'auteur des Essais donne des preuves d'une grande capacité d'empathie. Dans l'essai I, XXVI, « De l'institution des enfants », tantôt il montre la difficulté du rôle du pédagogue en soulignant la nécessité de s'adapter au niveau de l'élève31, tantôt il emploie une première personne du pluriel pour s'associer au chœur des enfants ─ leur donnant ainsi la parole ─ et de tous ceux, adultes ou enfants, que l'on gave comme des oies ou que l'on torture à force de bourrage de crâne32, tantôt il écrit un réquisitoire véhément et plein de sensibilité contre les châtiments corporels33. C'est donc bien qu'à partir d'un certain âge, sans doute l'âge des acquisitions scolaires, l'enfant devient beaucoup plus intéressant pour Montaigne, beaucoup plus qu'à l'âge du nourrisson. Cette différence d'attitude s'explique sans doute essentiellement par la répartition des tâches au sein de la famille, le père se préoccupant encore moins du petit enfant que la mère qui se décharge sur une nourrice.

Quel deuil pour la perte d'enfants en nourrice ?

35Quand il s'agit des enfants que Montaigne a perdus, la phrase dans laquelle il livre son insensibilité relative a souvent été citée par les historiens, mais sortie de son contexte. Dans l'essai I, XIV, « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l'opinion que nous en avons », Montaigne cite des exemples de mépris de la douleur, non seulement physique, mais aussi morale. Un paragraphe est consacré à des personnages ayant perdu leurs enfants. On lit dans l'exemplaire de Bordeaux :

[C] Q. Maximus enterra son fils consulaire, M. Cato le sien prêteur désigné ; et L. Paulus les siens deux en peu de jours, d'un visage rassis et ne portant aucun témoignage de deuil. Je disais en mes jours de quelqu'un en gaussant, qu'il avait choué [trompé] la justice divine car la mort violente de trois grands enfants lui ayant été envoyée en un jour pour un âpre coup de verge, comme il est à croire, peu s'en fallut qu'il ne la print à gratification. Et j'en ai perdu, mais en nourrice, deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fâcherie. Si n'est-il guère accident qui touche plus au vif les hommes34.

36La phrase que nous soulignons est celle que l'on cite souvent. On commente la figure de correction qui la clôt, on souligne l'absence de peine, de souffrance, mais on relève rarement l'étrange imprécision : « deux ou trois ». Peu importe le nombre, peu importe s'il n'en a pas gardé le souvenir : on dirait qu'il s'agit de cadavres d'animaux prestement enterrés, ou d'objets ─ des « déchets », selon le mot de Philippe Ariès. Ce ne sont pas des individus, c'est une quantité vague, un lot. C'est en quelque sorte le tribut payé à la mort pour pouvoir garder au moins un enfant ─ la jeune Léonor de l'essai III, V. Tandis que la dernière phrase souligne l'acuité de ce type de douleur, et que les exemples précédents sont présentés comme un idéal de stoïcisme ─ il s'agit de « grands enfants » ─, l'incise « mais en nourrice » semble viser à diminuer la sagesse de Montaigne, à atténuer son mérite. La référence à l'âge de ses enfants sert donc de clause de modestie.

37Le texte de l'édition de 1595 ─ réalisée à partir d'une copie, fautive, mais parfois plus complète, de l'exemplaire de Bordeaux ─ est légèrement différent :

[…] peu s'en fallut qu'il ne la print à faveur et gratification singulière du ciel. Je n'ensuis pas ces humeurs monstrueuses ; mais j'en ai perdu en nourrice deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fâcherie. Si n'est-il guère accident qui touche plus au vif les hommes35. »

38L'exemple d'extrême stoïcisme, marqué d'une plus grande emphase, est devenu monstrueux, et Montaigne marque nettement sa différence. La référence aux nourrissons n'apparaît plus comme une clause de modestie par rapport à un idéal, mais comme une situation banale. L'accent s'est donc déplacé de façon à proposer une sagesse plus accessible et dénuée d'excès, mais le résultat, pour les sentiments à l'égard des enfants, reste identique : d'un côté, la douleur, de l'autre, les regrets. Bien entendu, tous les exemples cités, y compris le sien, sont des exemples de pères. Les mères et les nourrices éprouvent peut-être de la « fâcherie » ; elles se souviennent sans doute précisément du nombre d'enfants morts, pour les avoir portés dans leur ventre ou sur leurs bras : il n'est pas question d'elles.

39La relative indifférence de Montaigne pour ses enfants en bas âge et pour leur mort a tout de même de quoi surprendre, si l'on pense que les Œuvres morales de Plutarque lui ont servi de livre de chevet pendant des années, en particulier pendant la période qui sépare la première de la seconde édition. C'est de l'exemplaire de Bordeaux que proviennent les lignes que nous venons de citer. Certes, Montaigne n'avait pas encore lu Plutarque quand il écrivait :

[A] […] Comme, sur ce sujet dequoi je parle, je ne puis recevoir cette passion dequoi on embrasse les enfants à peine encore nés, n'ayant ni mouvement en l'âme, ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables. [C] Et ne les ai pas soufferts volontiers nourris près de moi36,

40mais, quand il écrivait : «  j'en ai perdu en nourrice deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fâcherie », il avait certainement parcouru ces lignes de Plutarque, très touché par la mort de sa fille de deux ans :

Un charme tout particulier s'attache, en outre, à l'amour que l'on porte aux enfants d'un âge si tendre : la joie qu'ils nous donnent est si pure et si libre de toute colère et de tout reproche ! La nature avait donné à notre fille une amabilité et une douceur merveilleuses ; sa manière de répondre à notre tendresse et son empressement à faire plaisir nous ravissaient tout à la fois et nous révélaient la bonté de son caractère37.

41La première personne du pluriel de la dernière phrase revêt un emploi que l'on ne trouve pas dans Les Essais : elle désigne les deux parents. Le propos même de Plutarque ─ consoler sa femme ─ paraît éloigné des préoccupations de Montaigne.

Montaigne et Léonor

42Une autre particularité de Montaigne en tant que père, c'est qu'il ne lui reste qu'une fille, Léonor. Alors qu'elle est adolescente ─ elle est née en 1571 et il s'agit du texte de la seconde édition ─, il évoque son statut de fille unique avec un peu de dépit :

Ma fille (c'est tout ce que j'ai d'enfants) est en l'âge auquel les lois excusent les plus échauffées de se marier38.

43L'importance du descendant mâle a été facilement repérée par C. Klapisch-Zuber39, et, s'il en fallait une preuve supplémentaire, on pourrait citer Erasme dans le De pueris40, lorsqu'il s'adresse, dès les premières lignes, au père destinataire de sa declamatio :

Après avoir été longtemps sans espoir que ta femme dût avoir lignée, j'ai entendu qu'elle est accouchée, voire et d'un enfant mâle […]41

[…] qu'est-il rien de plus cher que le fils spécialement unique, dedans lequel s'il était licite, nous voudrions même épandre et écouler notre vie, non seulement nos richesses42 ?

44Dans l'essai III, V, « Sur des vers de Virgile », Montaigne indique qu'il se soucie assez peu de l'éducation de Léonor, laissée aux soins de sa gouvernante, mais qu'il lui arrive d'écouter tout de même la leçon sans en avoir l'air43. Il rappelle à l'occasion que l'éducation des filles est avant tout une préparation au mariage, constat déjà fait par C. Klapisch-Zuber pour une époque antérieure. Pourtant, sur une question à laquelle Montaigne tient particulièrement, et qui concerne la petite enfance, la sensibilité du père et de l'éducateur est perceptible : il s'agit de la question des méthodes d'éducation, du refus de la violence et des châtiments corporels.

45Nous avons déjà rencontré Léonor, en effet, plus jeune, dans le livre II, précisément dans l'essai VIII, « De l'affection des pères aux enfants ». Abordant la question générale de la violence dans l'éducation, Montaigne illustre doublement sa thèse par l'éducation qu'il a reçue, et par celle qu'a reçue Léonor :

[B] J'accuse toute violence en l'éducation d'une âme tendre, qu'on dresse pour l'honneur et la liberté. Il y a je ne sais quoi de servile en la rigueur et la contrainte ; et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par prudence et adresse, ne se fait jamais par la force. On m'a ainsi élevé. Ils disent qu'en tout mon premier âge je n'ai tâté des verges qu'à deux coups, et bien mollement. J'ai dû la pareille aux enfants que j'ai eus ; ils meurent tous en nourrice ; mais [C] Léonor, [B] une seule fille qui est échappée à cette infortune, a atteint six ans et plus, sans qu'on ait employé à sa conduite et pour le châtiment de ses fautes puériles, l'indulgence de sa mère s'y appliquant aisément, autre chose que paroles, et bien douces. Et quand mon désir y serait frustré [quand les espérances que je mets en elle seraient déçues], il est assez d'autres causes auxquelles nous prendre, sans entrer en reproche avec ma discipline, que je sais être juste et naturelle44.

46La pensée et le ton employé sont comparables à ceux de l'essai I, XXVI, « De l'institution des enfants45 ». On constate que, de la seconde édition à l'exemplaire de Bordeaux, Montaigne a ajouté le prénom de la fillette, peut-être pour des raisons de rythme et d'euphonie, sans doute par souci de précision et d'une plus grande véracité, conduisant à faire exister davantage l'enfant comme individu.

Montaigne, les mères et les nourrices

47Un autre aspect de ce témoignage, c'est qu'on y entraperçoit très fugitivement la figure maternelle. La convergence dans le tempérament et le comportement éducatif entre les époux se trouve brièvement signalée : c'est certainement un ciment de plus de la relation conjugale. Cependant, la mise en valeur du rôle de la mère correspond aussi à la prédominance de ce rôle dans les premières années de l'enfant.

48Le point de vue de Françoise de la Chassaigne, devenue l'épouse de Montaigne, nous fait défaut si souvent que cette simple mention paraît précieuse. Sur la mort des nourrissons, nous l'avons dit, Montaigne ne donne que son propre sentiment. Pourtant, il lui arrive de faire preuve de compréhension vis-à-vis des femmes aussi, par exemple lorsqu'il écrit, dans l'essai III, V :

Les femmes n'ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d'autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles46.

49[…] je dis que les mâles et femelles sont jetés en même moule : sauf l'institution et l'usage, la différence n'y est pas grande47.

50Inversement, l'inégalité des sexes et le patriarcat peuvent reprendre leurs droits, par exemple quand, à propos du refus de la violence dans l'éducation, Montaigne écrit :

J'eusse été beaucoup plus religieux [scrupuleux] encore en cela envers des mâles, moins nés à servir et de condition plus libre : j'eusse aimé à leur grossir le cœur d'ingénuité et de franchise48.

51Si Montaigne paraît faire preuve d'empathie, dans certains cas, vis-à-vis des femmes, il n'en va peut-être pas de même quand il s'agit de la maternité. L'« allaitement mercenaire49 », pratique courante dans les milieux nobles et aisés, est décrit par Montaigne dans l'essai II, VIII, ainsi que l'allaitement des enfants de nourrices par des chèvres :

Au demeurant, il est aisé à voir par expérience que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d'autorité, a les racines bien faibles. Pour un fort léger profit, nous arrachons tous les jours leurs propres enfants d'entre les bras des mères, et leur faisons prendre les nôtres en charge ; nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chétive nourrice à qui nous ne voulons pas commettre les nôtres, ou à quelque chèvre ; leur défendant, non seulement de les allaiter, quelque danger qu'ils en puissent encourir, mais encore d'en avoir aucun soin, pour s'employer du tout au service des nôtres50.

52La description des pratiques de l'allaitement est au service de la critique d'une idée reçue : l'attachement produit par les liens du sang. Montaigne affirme ensuite que la nourrice s'attache à l'enfant qui lui est confié plus qu'au sien, que l'enfant tétant une chèvre s'attache à cette chèvre-là exclusivement, et réciproquement pour la chèvre, et conclut :

Les bêtes altèrent et abâtardissent aussi aisément que nous l'affection naturelle.

53Comme souvent, ce qui est surprenant, c'est l'emploi variable de la première personne du pluriel dans Les Essais. Tandis que la phrase de conclusion englobe les pères dans cette généralité, et porte sur le sujet de l'essai tout entier, « De l'affection des pères aux enfants », la première personne du pluriel a été employée, dans tout le paragraphe, pour opposer les pères aux nourrices, qui sont aussi des mères. La maternité paraît si éloignée des préoccupations de Montaigne qu'à aucun moment il ne mentionne les mères de familles nobles ou aisées qui confient leurs enfants à ces nourrices, de leur plein gré, par habitude, ou par nécessité51. Les nourrices, du sexe opposé à celui de l'auteur, appartenant de plus à une classe sociale inférieure, sont évoquées d'une façon tellement distanciée que le ton pourrait être celui d'un naturaliste ou d'un éleveur décrivant des comportements d'animaux. Ces pratiques sont décrites et admises telles qu'elles sont, sans aucune critique. À peine un léger doute moral affleure-t-il dans la concessive « quelque danger qu'ils en puissent encourir », quand il s'agit des enfants des nourrices abandonnés à une mauvaise nourrice ou à une chèvre, susceptibles d'être sous-alimentés ou négligés, voire de mourir52.

54Dans les essais II, VIII et III, V, la compréhension dont fait preuve Montaigne envers les femmes concerne donc bien plus les maîtresses que les mères. Celles-ci, quand elles appartiennent à la noblesse ou à la bourgeoisie, n'apparaissent presque pas. A une exception près que nous avons indiquée, elles sont pour ainsi dire privées de présence, privées de parole, privées de chagrin aussi pour la mort des tout-petits. Quant aux nourrices, elles sont surtout présentées comme des domestiques, et leur comportement n'est mentionné que pour servir une démonstration qui concerne l'amour paternel. On pourra cependant retenir la phrase de l'essai I, XIV, qui conclut sur la perte d'un enfant en général :

Si n'est-il guère accident qui touche plus au vif les hommes53,

55où l'on peut supposer que par « hommes », Montaigne entend homines plutôt que viri, ce qui inclurait les mères.

56La joie liée à la naissance et la douleur causée par la perte d'un enfant en bas âge restent donc assez discrètes dans Les Essais. Contrairement à Plutarque, Montaigne se montre peu sensible au charme des nourrissons et des tout jeunes enfants. Ceci paraît résulter essentiellement de la répartition des rôles entre le père et la mère dans la noblesse et la bourgeoisie. Comme à Florence, le père ne s'intéresse que plus tard à l'enfant, et surtout à l'enfant mâle. L'expression du point de vue maternel est quasi absente. On a le sentiment que le père et la mère, mais aussi le père et la nourrice, ne vivent pas tout à fait sous le même toit, ou bien ne vivent pas du tout la même parentalité. La douleur maternelle, plus ou moins vive mais naturelle lors de la perte d'un enfant en bas âge, dont les Consolations de Plutarque se faisaient l'écho, est purement et simplement passée sous silence, ignorée, dans Les Essais.

Marot et l'enfant à naître de la duchesse de Ferrare

57Environ trente-cinq ans avant que Montaigne ne se retire dans sa « librairie » pour écrire Les Essais, soit en 1535, Clément Marot composait, pour la seconde fille de Louis XII, Renée de France, devenue duchesse de Ferrare par son mariage avec Hercule d'Este, un poème célébrant par avance54 la naissance de son troisième enfant :

Avant naissance du troisième enfant de Madame, Madame la duchesse de Ferrare
Petit enfant, quel que sois, fille ou fils,
Parfais le temps de tes neuf mois préfix
Heureusement, puis sors du royal ventre,
Et de ce monde en la grand lumière entre.

Entre sans cri, viens sans peur en lumière,
Viens sans donner détresse coutumière
A la mère humble, en qui Dieu t'a fait naître.
Puis d'un doux ris commence à la connaître.
Après que fais lui auras connaissance,
Prends peu à peu nourriture et croissance,
Tant qu'à demi tu commences à parler,
Et tout seulet, en tripignant55 aller
Sur les carreaux de ta maison prospère
Au passe-temps de ta mère et ton père,
Qui de t'y voir un de ces jours prétendent
Avec ton frère et ta sœur, qui t'attendent.
Viens hardiment, car quand grandet seras
Et qu'à entendre un peu commenceras,
Tu trouveras un siècle pour apprendre
En peu de temps ce qu'enfant peut comprendre56. […]

58À propos de ce long poème ─ dont nous n'avons reproduit que le début ─, Gérard Defaux a rappelé que Marot s'inspirait de la IVe bucolique de Virgile, et que la dimension prophétique et messianique était essentielle dans cette version destinée aux réformateurs57. Il a également observé l'originalité de cet appel à la vie, marqué par un optimisme évangélique. On perçoit en effet l'élan, l'enthousiasme de cet appel pressant, formulé par de nombreux impératifs et futurs. Le poème entier est tourné vers l'avenir, vers la promesse de temps éclairés par la vraie foi. Il s'agit d'annoncer un âge d'or, comme dans le poème de Virgile, mais la différence réside dans le rôle dévolu à l'enfant : le troisième enfant de la duchesse de Ferrare n'est pas à l'origine de ce nouvel âge d'or, contrairement à ce qui est affirmé dans l'églogue virgilienne.

59Ainsi, d'une part, l'optimisme évangélique rejaillit sur la façon d'envisager l'enfance. Dans les vers 37 à 42, Marot rejette ce qu'on pourrait appeler le deuil de la naissance :

Viens sain et sauf, tu peux être assuré
Qu'à ta naissance il n'y aura pleuré
A la façon des Thraces lamentant
Leurs nouveau-nés, et en grand deuil chantant
L'ennui, le mal et la peine asservie
Qu'il leur fallait souffrir en cette vie.

60En fait, cette anecdote, tirée indirectement d'Hérodote, rejoint un thème repérable aussi bien dans la tragédie grecque que dans la Bible et, de façon appuyée, dans le De miseria humanæ condicionis d'Innocent III : il s'agit du thème de l'enfant avorton, qui consiste à regretter d'être né, ou que d'autres le soient, par suite d'une vision pessimiste de l'existence58. Marot écarte cette vision de la vie et de l'enfance en quelques vers, puis donne une justification théologique dans les vers qui suivent.

61D'autre part, on constate que le poète s'adresse directement à l'enfant à naître ─ nous dirions aujourd'hui au fœtus ─ et se projette dans sa vie, tout à fait comme pouvaient le faire les parents de Philippe au XXe siècle, dans le livre de Camille Laurens. L'imagination et la poésie préexistent à l'échographie, et sont aussi créatifs sans elle. Virgile, dans la IVe bucolique, avait déjà utilisé ce type d'énonciation. Cependant, le fait que l'enfant soit simplement appelé à vivre dans ce nouvel âge d'or, et ne contribue pas à le créer, permet une présentation moins grandiose et moins emphatique de l'enfance. Marot peut adopter un réalisme familier, intimiste même, dans l'évocation de l'accueil réservé à l'enfant dans sa famille, de ses premiers mots et de ses premiers pas. Il emploie des diminutifs qui donnent une discrète touche mignarde à certaines notations, un vocabulaire approprié à la description des premiers apprentissages, s'exprimant lui-même comme un témoin attendri de scènes qui lui ont sans doute été familières avec ses petits « maroteaux ». Les « carreaux de la maison prospère » sur lesquels l'enfant fera ses premiers pas donnent une existence concrète à la maison familiale ─ dont Philippe Ariès a montré l'importance à la Renaissance, en lien avec le sentiment de la famille et de l'enfance59 ─, évoquent les représentations d'intérieurs que l'on trouve dans la peinture de la Renaissance, et focalisent le regard au niveau du sol, comme s'il s'agissait de regarder à hauteur d'enfant. Le terme de « passetemps », qui clôt l'évocation, n'a pas le sens péjoratif que lui donnera Montaigne dans un contexte analogue, mais manifeste l'intérêt et la tendresse d'une famille réunie pour accueillir le nouveau-né. Enfin, le huitième vers

Puis d'un doux ris commence à la connaître

62attire l'attention. Il s'agit d'une traduction du vers de Virgile :

Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem60.

63G. Defaux remarque à propos du vers de Virgile comme de celui de Marot :

Servius commente ce « risu » dans sa célèbre glose philologique à l'œuvre de Virgile. La traduction de Marot suit son explication à la lettre. On peut en effet comprendre soit « Commence à reconnaître ta mère à son sourire », soit « Commence, par ton sourire, à faire comprendre à ta mère que tu la reconnais61 ».

64Autrement dit, la syntaxe employée par Marot reprendrait l'ambivalence de celle de Virgile pour inscrire dans le vers la réciprocité du sourire et de l'amour entre la mère et l'enfant. Cette expression semble, du reste, plaire à Clément Marot, qui la réutilise en 1544 dans L'Eglogue sur la naissance du fils de Monseigneur le Dauphin62.

65Contrairement à Montaigne, Marot semble bien connaître les nourrissons et les très jeunes enfants. Loin d'affirmer qu'ils n'ont « ni mouvement en l'âme, ni forme reconnaissable au corps », il connaît le réflexe du sourire chez les tout-petits. À la suite de Virgile, il considère même ─ comme le font spontanément les adultes de toutes les époques ─ que ce réflexe établit une première communication entre l'enfant et son entourage, et que c'est, pour l'enfant, un moyen de se faire « connaître », ou de répondre à l'affection des siens. Montaigne ne semble pas avoir eu cette expérience extrêmement courante, ou bien il n'en a pas tenu compte. Tout se passe comme si les phrases émerveillées de Plutarque sur la façon dont sa fille répondait à la tendresse parentale avaient eu un écho, non auprès du lecteur assidu des Œuvres morales, mais auprès de Marot. En fait, c'est sûrement l'expérience directe des enfants qui se trouve transcrite, à des siècles de distance et sans intertextualité, par les deux auteurs.

Rabelais et la petite enfance de Gargantua

66À la différence des enfants que nous avons rencontrés jusque-là, le bébé géant Gargantua est un personnage de fiction. Rabelais, ou le narrateur du Gargantua, nous le rappellent régulièrement par les mentions du gigantisme. Cependant, il est un chapitre dans lequel le lecteur finit par oublier qu'il a affaire à un géant : c'est le chapitre VI, intitulé « Comment le nom fut imposé à Gargantua ; et comment il humait le piot63 ». Au début de l'avant-dernier paragraphe du chapitre, le narrateur rappelle la grande taille de ce nourrisson en évoquant par exemple la charrette qui lui tient lieu de poussette ; on apprend ensuite que cette jeune force de la nature a dix-huit mentons. Ensuite, l'invraisemblance quantitative cède le pas à l'invraisemblance qualitative, et il est question de la « purée septembrale » qui a remplacé le lait :

Et n'en humait goutte sans cause. Car s'il advenait qu'il fût dépit, courroucé, fâché, ou marri, s'il trépignait, s'il pleurait, s'il criait, lui apportant à boire l'on le remettait en nature, et soudain demeurait coi et joyeux.
Une de ses gouvernantes m'a dit, que de ce faire il était tant coutumier, qu'au seul son des pintes et flacons il entrait en extase, comme s'il goûtait les joies de Paradis. En sorte qu'elles, considérant cette complexion divine, pour le réjouir au matin faisaient devant lui sonner des verres avec un couteau, ou des flacons avec leur toupon, ou des pintes avec leur couvercle. Auquel son il s'égayait, il tressaillait, et lui-même se bressait en dodelinant de la tête, monichordisant des doigts et barytonnant du cul.

67Dans ces dernières lignes du chapitre, plus rien ne rappelle qu'il s'agit d'un géant. Les diverses scènes, ou les divers portraits de cet enfant, le présentent comme n'importe quel enfant, avec pour seul objectif, semble-t-il, de rendre compte de la vie et de la vivacité de l'enfant. Le changement rapide d'humeur et de visage, la succession des expressions de ce visage ─ avec une recherche de l'expressivité qui fait songer aux efforts des peintres, depuis Giotto, pour abandonner les portraits figés et inexpressifs, y compris quand il s'agit des enfants ─, la succession des attitudes du corps en présence de « musique », tout ceci se traduit par des énumérations exprimant, comme c'est souvent le cas avec Rabelais, la variété et la vie. Certes, quelques mentions donnent une dimension religieuse à ce portrait en mouvement, mais il n'y a pas de contradiction entre la joie et la foi dans la pensée évangélique d'inspiration paulinienne64.

68La vivacité, l'expressivité et la succession rapide des humeurs, la réactivité aux sensations et le rapport entre la nourriture et la découverte du monde, tout ceci appartient à un croquis vivant et exact. Il est bien évident que, là encore, Rabelais dément par avance ─ et de manière très efficace ─ la phrase de Montaigne sur l'absence de « mouvement en l'âme » et de « forme reconnaissable au corps » chez les tout-petits.

69La sensibilité à la vie et à la mort des enfants en bas âge ne semble donc pas suivre de progression linéaire. Des textes de la première moitié du siècle, voire de l'Antiquité, rendent compte des caractéristiques de la petite enfance avec plus de réceptivité et de sensibilité qu'un texte de la fin du siècle, à savoir Les Essais. Montaigne surprend le lecteur et le commentateur à deux titres : bien que lecteur assidu et attentif de Plutarque, qu'il cite à de très nombreuses reprises dans Les Essais, il ne retire aucune idée, aucun sentiment, des Consolations à sa femme. De plus, l'empathie très novatrice dont il fait preuve quand il s'agit d'enfants plus âgés ─ y compris dans le choix de l'énonciation, dans le choix d'un « nous » qui inclut les élèves dans l'essai I, XXVI ─ rend encore plus étrange son insensibilité aux nourrissons et à la communication qui peut s'établir avec eux. Le travail effectué par C. Klapisch-Zuber nous éclaire à ce sujet : Montaigne n'est pas le seul père de famille noble ou aisée à ne s'intéresser vraiment à son enfant que lorsqu'il atteint l'âge scolaire. Non seulement le doute sur la survie de l'enfant, mais aussi la répartition des rôles entre les pères et les mères, voire entre les hommes et les femmes si l'on inclut les nourrices, explique certainement, pour une large part, cette insensibilité ou ce désintérêt. Marot et Rabelais gardaient sans doute une plus grande proximité avec leurs petits enfants, ne serait-ce que pour des raisons de niveaux de vie. L'expression qu'emploie Montaigne pour parler de son rôle auprès d'enfants mâles qu'il n'a pas eus ou pas vus grandir est révélatrice de sa conception de la paternité : « j'eusse aimé à leur grossir le cœur d'ingénuité et de franchise ». Il ne s'agit pas de la même croissance que celle dont s'occupent les mères et les nourrices.

70Il est probable aussi qu'à toutes les époques certains individus sont plus sensibles à la petite enfance et plus « maternants » que d'autres, pour des raisons tenant à leur histoire personnelle, à l'identification avec leur propre parent du même sexe, à l'accès permis par leur éducation à leurs émotions et à leurs sentiments d'enfants, donc à la compréhension de l'enfance et des enfants65. Même si cela peut paraître frustrant pour l'historien, ce qui appartient à l'affectivité dépend autant, semble-t-il, de l'histoire des individus, et notamment de leur histoire affective, que des chiffres de la démographie ou de l'histoire des institutions. Les mortalités infantile et enfantine ne devaient pas être moindres du temps de Rabelais et de Marot que du temps de Montaigne. Ce n'est donc pas le seul critère à prendre en compte. Si Marot et Rabelais, au moins dans notre corpus, ne s'expriment pas sur la mort des enfants en bas âge, la sensibilité à la vie des petits enfants paraît bien plus vive chez eux que chez Montaigne. Outre l'histoire individuelle, qu'il est souvent difficile de saisir autrement qu'à l'état d'hypothèse en fonction des connaissances de la psychologie et de la psychanalyse, c'est l'histoire des comportements familiaux et sociaux sur une question comme celle de l'allaitement qui a permis de comprendre la différence de sensibilité entre les trois auteurs. Pour approfondir ce travail, il resterait cependant à mener une recherche plus fine et plus exhaustive d'éventuels ─ et sans doute très rares ─ témoignages, même très indirects, d'une sensibilité maternelle et féminine à la vie et à la mort des tout-petits. La littérature médicale du temps, par exemple, mais aussi l'œuvre de Marguerite de Navarre, livreraient peut-être quelques informations.

Notes

1 P. Ariès, L'Enfant et la Vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Seuil, « Points histoire », 1973, p. 60.

2 Selon l'expression de P. Ariès, op. cit., p. 53, reprise par Jean Delumeau, La Civilisation de la Renaissance, Paris, Arthaud, 1984, p. 359.

3 Cf. S. Lebovici, Le Nourrisson, la Mère et le Psychanalyste : les interactions précoces, Paris, Le Centurion, coll. « Païdos », 1983.

4 Dans son ouvrage se donnant pour tâche de compléter la pensée de Freud en abordant davantage l'Œdipe féminin, Les Enfants de Jocaste. L'Empreinte de la mère (Paris, Denoël, 2011), Christiane Olivier critique la notion de « maternage », et souligne que cette répartition des tâches, encore trop fréquente à notre époque, a des effets néfastes sur les adolescents et les adultes des deux sexes et leur comportement amoureux.

5 Erasme, De pueris, « De l'éducation des enfants », trad. P. Saliat, Paris, Klincksieck, 1990, p. 76-77.

6 Ibid., p. 36 et 80.

7 Histoire de l'enfance en Occident, sous la direction de E. Becchi et D. Julia, Paris, Seuil, 1998 (Storia dell'infanzia, Rome-Bari, Laterza, 1996), vol. I, p. 215-246.

8 « Dans la Florence des XIVe-XVe siècles, le travail de fourmi qui engrange informations menues ou grandes, le retour réflexif sur ces connaissances accumulées au quotidien, leur réorganisation en forme de chronique familiale et d'autobiographie reste un travail d'hommes. Il est destiné à des regards et des entendements masculins. De fait, l'accès au bureau-écritoire (le scrittoio) est interdit aux épouses, sœurs et filles, qui ne doivent ni consulter ni rédiger les précieux livres. Aussi savoir écrire ne leur sert-il pas à grand-chose : par manque de pratique elles auront tôt fait de l'oublier ». (Histoire de l'enfance en Occident, p. 220).

9 Annales, XV, 23. Trad. P. Wuilleumier, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 153-154.

10 Histoire de l'enfance en Occident, op. cit., p. 78. Un enfant mort entre un et trois ans fait l'objet d'un deuil « allégé » (sublugetur).

11 Cf. E. Cizek, Néron, Paris, Fayard, 1982. Un documentaire récent d'Arte consacré à Néron a relaté cette critique des sources et cette révision du portrait de l'empereur. Des spécialistes de plusieurs nationalités y intervenaient.

12 Ainsi Plutarque, très sensible à la mort de sa fille de deux ans. Cf. Œuvres morales, Consolation à sa femme. Nous y reviendrons car Plutarque est une source majeure de Montaigne.

13 C. Laurens, Philippe, Paris, P.O.L., 1995.

14 Idem, p. 51.

15 Ibidem, p. 61.

16 A. Renaudet dans Préréforme et Humanisme à Paris pendant les premières guerres d'Italie (1494-1517), 2e édition, Paris, librairie d'Argences, 1953.

17 C. Laurens, op. cit., p. 61-62.

18 Annales, XVI, 6.

19 P. Ariès, op. cit., p. 60.

20 C. Laurens, op. cit., p. 75.

21 Comme le rappelle l'édition des Belles Lettres, des médaillons portent diva Claudia Ner. f.

22 Soit un tiers. P. Ariès, Histoire de l'enfance en Occident, op. cit., p. 226.

23 Ibid., p. 227.

24 Ibid., p. 222-223.

25 Ibid., p. 224.

26 M. de Montaigne, Les Essais, Éd. P. Villey, Paris, PUF, « Quadrige », p. 387. Nous modernisons la graphie.

27 Histoire de l'enfance en Occident, op. cit., p. 235-236. Montaigne lui-même évoque ce problème de l'allaitement, et la possibilité, pour les enfants des nourrices, d'être allaités par des chèvres (II, VIII, éd. cit., p. 399). On retrouve dans Les Mémoires d'un âne, de la Comtesse de Ségur, un enfant pauvre qui appelle une chèvre « nourrice ». L'allaitement interspécifique a été étudié pour l'Antiquité par J. Trinquier, Loca horrida : l'espace des animaux sauvages dans le monde romain entre la fin de la République et le Haut Empire, 2004, 2 vol. Thèse de doctorat de l'Université de Paris X ; Chasses antiques : pratiques et représentations dans le monde gréco-romain, IIIe s. av. - IVe siècle ap. JC, Actes du colloque international de Rennes, Université de Rennes II, 20-21 septembre 2007, PUR.

28 III, V, p. 389.

29 Idem, p. 856.

30 Ibidem, p. 387.

31 p. 150.

32 p. 150.

33 p. 165-166.

34 M. de Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 61.

35 Idem, p. 61.

36 Ibidem, p. 387.

37 Consolations à sa femme, 2, 608 D.

38 M. de Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 856.

39 Cf. supra, notre 2.

40 Éd. cit.

41 M. de Montaigne, op. cit., p. 35.

42 Idem, p. 36.

43 p. 856 : « je ne m'empêche aucunement de ce gouvernement : la police féminine a un train mystérieux, il faut le leur quitter ».

44 M. de Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 389.

45 p. 165-166 : « Au demeurant, cette institution se doit conduire par une sévère douceur, non comme il se fait. […] Otez-moi la violence et la force […] ». Sur cette question, cf. I. Dubois, « Chair marquée, chaire manquée : les châtiments corporels dans l'éducation, de l'Antiquité classique à Erasme et Montaigne », Chaire, Chair, et bonne Chère. En hommage à Paul Bretel, Presses Universitaires de Perpignan, 2014, p. 119-132.

46 M. de Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 854.

47 Idem, p. 897.

48 Ibidem, p. 389. Dans cette dernière phrase se devine le regret de ne pas avoir eu de « mâle ».

49 Histoire de l'enfance en Occident, op. cit., p. 235.

50 M. de Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 399.

51 Dans les catégories sociales nobles ou aisées, l'allaitement mercenaire visait, non seulement et sans doute non principalement à libérer les mères d'une tâche contraignante, mais surtout à les rendre à nouveau disponibles pour leur mari et pour une nouvelle grossesse. On sait que l'allaitement bloque ou retarde le retour de l'ovulation. C'est pourquoi utiliser l'allaitement mercenaire comme argument féministe pour des époques reculées a peu de chances d'être pertinent : il s'agissait surtout d'assurer une descendance, et une descendance suffisamment nombreuse pour pallier la mortalité infantile et enfantine. Cf. Histoire de l'enfance en Occident, op. cit., p. 232 et 235-236.

52 De leur côté, les enfants confiés à des nourrices à la campagne étaient séparés de leurs parents : « L'épargne désirée entraîne un relâchement des liens affectifs, des menaces supplémentaires sur la survie du nourrisson […] » (Histoire de l'enfance en Occident, op. cit., p. 235-236).

53 M. de Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 61.

54 Le genre antique qui lui sert de modèle s'appelle genethliacon, poème du jour de la naissance. Marot est en avance, puisque la duchesse de Ferrare n'accouchera que le 16 décembre 1535, et que la composition du poème date de l'été, peut-être plus précisément de juillet 1535. Cf. Clément Marot, Œuvres poétiques, éd. G. Defaux, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », t. II, p. 952 et 956.

55 Tripigner n'a pas nécessairement le même sens que le verbe trépigner que nous employons aujourd'hui. Il signifie ici chanceler, marcher en cherchant son équilibre.

56 Éd. cit., p. 181. Nous avons modernisé la graphie.

57 Il existait une version officielle destinée aux catholiques. Cf. éd. cit., p. 953.

58 Cf. I. Dubois, « Donner corps à l'enfance : entre plasticité d'une représentation et histoire d'un thème : quelques repères », Le Corps dans les cultures méditerranéennes, actes de colloque, Presses Universitaires de Perpignan, 2007, p. 259-281.

59 Op. cit.p. 22-25.

60 Bucoliques, IV,  60.

61 Éd. cit., p. 956.

62 Éd. cit., p. 702-704, v. 97. Le rapprochement avec la IVe bucolique de Virgile est encore plus net que dans L'avant naissance de 1535.

63 F. Rabelais, Les Cinq Livres, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 1994, p. 41-43.

64 Cf. éd. cit., p. 2, note 6.

65 Sur cette question, on pourra par exemple se reporter aux travaux de la psychanalyste allemande Alice Miller.

Pour citer ce document

Isabelle Dubois, «Sensibilité à la vie et à la mort des enfants en bas âge dans les mentalités et la littérature du XVIe siècle», Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Regards portés sur la petite enfance en Europe (Moyen Âge-XVIIIe siècle), Conceptions philosophiques, religieuses et politiques de la petite enfance, La mort du petit enfant : de la symbolique à l’expression des affects,mis à jour le : 15/01/2018,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=557

Quelques mots à propos de : Isabelle Dubois

Université de Perpignan-Via Domitia

Maître de Conférences en littérature française de la Renaissance à l'Université de Perpignan-Via Domitia, Ancienne élève de l'ENS de la Rue d'Ulm, Agrégée de Lettres classiques. Ses travaux sur l'enfance sont « Donner corps à l'enfance : entre plasticité d'une représentation et histoire d'un thème ; quelques repères », Le Corps dans les cultures méditerranéennes, Actes du colloque international des 30-31 mars et 1er avril 2006 à l'Université de Perpignan, PUP, 2007, p. 259-281 ; « Héroïsme et humanisme : grandeur et petitesse dans Les Lusiades et dans La Franciade », Mitos clássicos no Portugal Quinhentista, Actes du colloque international des 29 et 30 mars 2007 à l'Université de Lisbonne, Lisboa, Centro de Estudos clássicos, 2007, p. 47-62 ; « Figures d'enfants dans l'œuvre de Molière », Retours vers les enfances méditerranéennes, Actes du colloque international des 15, 16 et 17 octobre 2008 à l'Université de Perpignan, PUP, 2011, p. 123-142 ; Retours vers les enfances méditerranéennes, Actes du colloque international des 15, 16 et 17 octobre 2008 à l'Université de Perpignan, textes réunis et présentés par I. Dubois, avec le concours de F. Haffner, PUP, 2011, p. 122-143 ;  « Profusion du texte et unité des convictions dans l'enfance et l'éducation de Pantagruel et de Gargantua », La Profusion et l'Unité. Pour Françoise Haffner, PUP, 2013, p. 211-232 ; « Chair marquée, chaire manquée : les châtiments corporels dans l'éducation, de l'Antiquité classique à Erasme et Montaigne », Chaire, Chair, et bonne Chère. En hommage à Paul Bretel, PUP, 2014, p. 119-132