Histoire culturelle de l'Europe

Timothée Léchot, « Ayons aussi une poésie nationale » Affirmation d’une périphérie littéraire en Suisse (1730-1830), Genève, Droz, 2017, coll. « Bibliothèque des Lumières »

Compte-rendu

1Comme l’auteur l’annonce dans ses remerciements, cet ouvrage de 602 pages est la version remaniée de sa thèse de doctorat, primée par le Collegium romanicum. Il s’agit à partir de l’exemple de la poésie de langue française en Suisse romande de s’interroger d’une part sur l’émergence d’une poésie visant la reconnaissance des instances de légitimation de la langue française en Suisse sur une période d’un siècle, d’autre part d’offrir une réflexion sur les rapports entre le centre – La France et Paris – et la périphérie – la poésie de langue française en « région » romande, en supposant un « rapport d’homologie avec d’autres territoires où l’on s’exprime en français » (p. 524), notamment le Québec (Bernard Andrès) et la Belgique ; autrement dit il y va de la double problématique des littératures nationales et des littératures périphériques à partir de l’histoire culturelle et d’une analyse sociologique dans le contexte d’une « fabrique de l’identitaire » (p. 523) qui sera utilisée et réinterprétée a posteriori par l’historiographie suisse aux XIXe et surtout au XXe siècles.

2Divisé en trois grandes parties, l’ouvrage retrace l’évolution de la constitution, au sein de la Confédération helvétique, d’une littérature de langue française, qu’il présente comme un « sous-champ » de l’espace littéraire français, en faisant « dialoguer la sociologie de la littérature avec l’histoire littéraire et l’histoire culturelle » (p. 24). Partant de la constatation du rejet par le centre d’une littérature en français et de l’image discursive d’une « médiocrité » suisse, l’auteur s’attache à revisiter les œuvres des poètes qui ont tenté, chacun à leur manière et selon des modes différents, d’établir la Suisse d’expression française dans le Parnasse littéraire francophone. L’illégitimité fondatrice donne ainsi naissance à un véritable « laboratoire » expérimental de la périphérie dans un souci d’autonomisation qui cherche à se doter de solides institutions. C’est la notion « d’écart » par rapport au centre, dans un rapport significatif d’intertextualité, qui va déclencher le mouvement constitutif d’une littérature proprement romande à partir d’une « caractérologie nationale et d’une mythographie suisse » (Claude Reichler). Revenant sur la définition de la poésie telle qu’elle était conçue au XVIIIe siècle à partir des travaux de Sylvain Menant, Timothée Léchot explique qu’en tant que mode d’expression, « la poésie transcende les genres littéraires » (p. 21). Il se concentre pour ce faire sur les sources imprimées, même s’il concède que les pièces manuscrites pourraient permettre d’affiner l’image qu’il donne de la situation, en relation avec la question de la diffusion et de la réception de ce type de littérature à l’époque étudiée. Les logiques de distinction et la notion de stratégie (Bourdieu) représentent une partie des outils conceptuels utilisés par Timothée Léchot afin de distinguer les phases de constitution de l’espace francophone suisse, tout en tenant compte de manière précise de ce qui se passe au même moment, mais à partir de prémices différentes, dans la sphère germanophone de la Confédération.

3L’auteur utilise de manière tout à fait pertinente les travaux de Jean-Marie Klinkenberg et Benoît Denis qui présentent « la plasticité d’un modèle qui propose de conjuguer l’attraction de la périphérie vers un centre et ses efforts pour s’en éloigner selon une dialectique d’assimilation et de différenciation » (p. 31) tout en tentant d’élargir la portée de ce modèle. En effet, la Suisse francophone représente en 1730 une aire problématique en ce qu’elle ne forme pas un ensemble cohérent et isolable, même si une pluralité de discours porte alors sur ce territoire (voir les problèmes de définition de la « Suisse romande », « Suisse occidentale » ou encore « Helvétie romane » entre autres).

4Le fil conducteur de l’ouvrage est la postérité du Vaudois Philippe-Sirice Bridel (1757-1845) qui théorisa une poésie nationale par la « construction de la médiocrité romande » (p. 39) avec la rédaction des Etrennes helvétiennes et patriotiques (1783-1831). La vision ultérieure portée sur la poésie suisse francophone du XVIIIe siècle nie en grande partie celle-ci, sans pouvoir trouver de pendant au grand chantre de la Suisse d’expression allemande, Albrecht von Haller et son poème Die Alpen (1729), du fait d’un sentiment d’insécurité linguistique qui se traduit par une insécurité littéraire (p. 41). Les deux sources nationales d’inspiration identifiées au XIXe et XXe siècles sont l’histoire et la nature suisses (p. 43), mais Bridel ne retient que très peu l’attention, sauf à être considéré comme le précurseur de Jean-Jacques Rousseau pour ce qui est de la prose en révélant la puissance inspiratrice de la nature locale dans la description de ses réalités.

5Deux textes de Gonzague de Reynold (1909 et 1939) s’efforcent en leur temps d’interpréter le XVIIIe siècle francophone suisse en identifiant cinq éléments constitutifs de « l’helvétisme littéraire » : le milieu, les institutions, le patriotisme, le sens pratique et le moralisme, c’est-à-dire des facteurs géographiques, politiques et culturels (p. 55) ; cette construction historique restera longtemps opératoire pour le regard porté sur la poésie du XVIIIe siècle de la Suisse francophone, comme le prouve par exemple Denis de Rougemont en 1965 dans son essai La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux. Ce n’est que dans les années 1990 que s’amorcera un tournant dans cette vision des choses où l’on s’intéresse alors non plus tant aux causes qu’aux constructions discursives qu’elles ont entraînées, permettant « de comprendre l’émergence d’une poésie suisse en français hors de l’appareillage conceptuel de l’helvétisme » (p. 68) avec un effet rétroactif sur l’historiographie elle-même et sur les périodes antérieures.

6Dans la deuxième partie, Timothée Léchot retrace avec le Journal helvétique (1732-1782) l’institution du littéraire, c’est-à-dire des appareils de production et de légitimation des œuvres littéraires (enseignement, maisons d’édition, sociétés littéraires et presse périodique) afin de faire comprendre les prises de position et les réactions des différents acteurs considérés dans un contexte historique et politique particulier qui est celui des cantons francophones (alphabétisation ancienne à Genève ou dans le canton de Vaud). Dans cette situation incertaine, les auteurs se voient contraints de s’expatrier vers la France pour acquérir une notoriété d’hommes de lettres, même si le XVIIIe siècle voit la création de nombreuses sociétés littéraires, comme la Société helvétique fondée en 1761-1762, d’envergure nationale. Il existe alors une puissante institution éditoriale en Suisse (p. 93), polycentrique et extravertie (p. 94). Timothée Léchot retrace les différences entre les genres poétiques et leur reconnaissance par le public.

7Entre 1730-1780, notamment avec le Journal Helvétique (1732-1782) en raison de sa diffusion et de sa longévité, se mettent en place diverses institutions (enseignement, sociabilité littéraire et presse périodique) qui favorisent le développement des belles-lettres francophones en Suisse, l’activité d’écrivain y représentant une valeur sociale (p. 107). La question pour les auteurs-poètes de trouver une place dans l’espace culturel francophone et Suisse afin de se débarrasser de l’image peu flatteuse de la Suisse est assimilée au devoir patriotique de faire reconnaître la voix suisse dans le Parnasse francophone, mais aussi en Suisse même (p. 115). L’insécurité linguistique des Suisses évolue au cours du siècle et à partir d’un moment est acceptée, voire revendiquée une position subalterne marquée au poinçon du bon sens, mais les poètes se trouvent confrontés au dilemme que le modèle germanophone d’un von Haller (une « désuissification » du poète, p. 274) ou Gessner (succès qui éloigne les Suisses alémaniques des Suisses francophones, p. 276) leur renvoie pour sortir d’une situation « oxymoronique » (« poète suisse »). L’enjeu pour les auteurs est de se situer par rapport au centre littéraire français au prix d’une dénationalisation ou légitimation de leur statut ex-centrique dont la poésie est le « genre-pilote » (p. 282) ; cela doit permettre de construire une « identité littéraire relationnelle » (p. 283) de moins en moins binaire et une poésie nationale « à la fois tributaire des expériences du passé et novatrice en termes de stratégies d’émergence » (p. 283).

8Ce qui va donner lieu dans la troisième partie à une description et une analyse des programmes mis en place par différents auteurs au cours de la période étudiée dans une tentative de recentrage et de balisage d’une littérature périphérique proprement « romande », même si l’attraction de l’espace littéraire français continue d’exister, malgré les changements dans le champ politique (avec la Révolution française et ses guerres expansionnistes ainsi que la question de la « nation suisse » en tant que syntagme notionnel et existentiel), dans le champ littéraire et poétique français entre 1780 et 1830, de Philippe-Sirice Bridel à Juste Olivier.

9La partie centrale est consacré à Philippe-Sirice Bridel, à son rôle dans l’émergence d’une poésie suisse d’expression française et à sa légitimité littéraire et civique au sein de l’espace francophone : inventeur d’une « stratégie littéraire collective pour faire émerger une poésie suisse écrite en français » (p. 333) à partir d’une poésie nationale avec des missions particulières qui modifieront les représentations du littéraire helvétique et redéfiniront les modalités du positionnement des auteurs (p. 334), Bridel prend au pied de la lettre le précepte horatien de « ut pictura poiesis » (faire de la poésie un art visuel que seule la Suisse comme terre de prédilection peut produire). Le paradoxe et la force du discours de Bridel viennent du fait qu’il définit « la poésie nationale comme un genre littéraire supranational » (p. 341) ; la constitution politique et culturelle de la Suisse en fait le seul pays capable de la produire, par la coïncidence d’une « esthétique littéraire avec un espace géographique » (p. 343), une littérature suisse plurilingue mais unifiée ainsi qu’une esthétique réaliste (p. 362). Philippe-Sirice Bridel devient vers la fin du siècle une figure incontournable (émule – voir son frère –, modèle – voir Isabelle de Gélieu (1779-1834) –, repoussoir – voir François Vernes (1765-1834) ou Jean-Pierre Python (1744- ?) avec le recours à l’idylle, en français pour le premier, en dialecte gruérien pour le second).

10Puis Timothée Léchot analyse d’autres exemples qui proposent des stratégies alternatives à celle de Philippe-Sirice Bridel :

11Samuel-Elisée Bridel (1761-1828), le frère qui veut se démarquer, considère l’option nationale de son aîné comme une impasse théorique (p. 379-397) : la poésie doit être volontairement cosmopolite et sans esprit de rupture avec le centre parisien, comme l’envisagent aussi Emmanuel Salchli (1749-1820) (avec un message chrétien et un argumentaire philosophique), et Marc-Etienne-Emmanuel Frossard (1757-1815) (qui se détourne volontairement de la reconnaissance du public). Malgré tout Samuel-Elisée Bridel passera à la postérité comme diplomate et botaniste qui aura réinvesti littérairement son illégitimité et développé une rhétorique de l’échec dans ses Loisirs de Polymnie et d’Euterpe (1808) qui aura ses successeurs parmi les poètes romantiques comme Jacques-Imbert Galloix (1808-1828) par exemple. Jean-Guillaume de la Fléchère (1729-1785), lui, se propose de régénérer la poésie en remotivant son caractère sacré tout en publiant à l’extérieur des frontières, en Angleterre (p. 399-404). Les groupes de Colombier et de Coppet avec Isabelle de Charrière (1740-1805) et Germaine de Staël (1766-1817) s’interrogent sur la position des Suisses dans le Parnasse (p. 439-450) et proposent une régénération de la littérature française au contact des littératures étrangères (p. 443) ; il s’agit de produire une littérature qui cherche dans l’histoire et le caractère du peuple les forces nécessaires pour s’arracher à l’inertie du classicisme français (p. 450).

12Timothée Léchot consacre quelques pages à Louise-Françoise de Pont-Wullyamoz (1751-1814), véritable émule de Bridel, mais pour le roman historique, ainsi qu’à Genève et aux brochures poétiques (p. 463-470) en prenant pour exemple le cas de Jean-Louis Mallet (1757-1832)

13Une « dimension proprement fonctionnelle formera dans les années 1820 la clef de voûte de l’édifice littéraire national » (p. 489) avec l’exemple des Poésies lyriques (1823) de Charles François Recordon (1800-1870) comme pivot entre le siècle de l’helvétisme de Bridel et l’ère de la littérature romande de Juste Olivier à partir d’une vision herdérienne de la poésie comme voix du peuple et reflet d’une nation (p. 490). A partir de cet instant le discours devient plus politisé sur le devenir de la Confédération : il s’agit de fonder la légitimité d’une patrie littéraire sur une patrie politique avec le genre de l’helvétienne (Jean Huber 1798-1881 et Albert Richard 1801-1881) qui s’atténue après 1830. Albert Richard se positionne comme poète national avec une reconnaissance par beaucoup de Suisses romands au XIXe (p. 477) entremêlant matières suisses et genevoises, tandis que Charles Didier (1805-1864) avec une stratégie d’entrisme à Paris (p. 505) adopte la posture littéraire romantique du mal-aimé.

14Point d’orgue de l’ouvrage, Juste Olivier (1807-1876) pour lequel « l’invention de la première poésie romande est une réinvention de la poésie nationale suisse » (p.509) qui n’est pas une simple réaction à la génération de Bridel mais traduit un étroit enchâssement des deux. Le personnage de Julia Alpinula dans ses Poèmes suisses, poème héroïque, « exploite la veine nationale mais offre également une figure fondatrice à la poésie suisse francophone » (p. 512) Par la conquête relative d’autonomie vis-à-vis des instances françaises la littérature romande prend le chemin de l’autonomisation littéraire en le subsumant « sous un discours historique et patriotique » (p. 519) qui sera prolongée par Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947).

15En conclusion, la trajectoire étudiée vise à montrer la possibilité d’une existence littéraire dans l’écart (p. 521) par la « fabrication d’un identitaire » (p. 523) : « Dès le XVIIIe siècle on voit s’élaborer en Suisse un véritable imaginaire de l’écart entre le centre et la périphérie. » (p. 527) qui établit une cartographie de l’imaginaire qui perdure jusqu’au XXe siècle.

16Le texte de l’ouvrage est presque dénué de coquilles et écrit dans une langue d’une très haute qualité et d’une grande richesse permettant à l’auteur d’élaborer des rapprochements, des notions, des idées à la fois originales et pertinentes pour son objet d’étude, et de conserver une hauteur de vue qui ne sacrifie jamais au détail. Un ouvrage qui fera référence pour quiconque s’intéresse à la poésie de langue française en Suisse, mais aussi aux relations difficiles, voire conflictuelles entre Paris et la France comme centre postulé et vécu de la francophonie, et ses multiples périphéries, tant en Europe qu’au-delà.

17Éric Leroy du Cardonnoy

Pour citer ce document

, «Timothée Léchot, « Ayons aussi une poésie nationale » Affirmation d’une périphérie littéraire en Suisse (1730-1830), Genève, Droz, 2017, coll. « Bibliothèque des Lumières »», Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Regards portés sur la petite enfance en Europe (Moyen Âge-XVIIIe siècle), compte-rendus de lecture,mis à jour le : 13/01/2018,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=668