Histoire culturelle de l'Europe

Mickaël Popelard

John King et la légende noire anti-hispanique : le conquistador espagnol, le prédicateur anglais et l’Indien du Nouveau Monde

Article

Résumé

Cet article se propose d'étudier l'un des sermons de John King, prédicateur anglican et futur évêque de Londres, dans lequel la légende noire anti-hispanique vise à souligner la supériorité morale et religieuse des Anglais. Bien qu'il témoigne d'une rhétorique généreuse qui n'est pas sans rappeler l'humanisme de Montaigne, le sermon de John King s'explique d'abord par le contexte politique, militaire et religieux de la fin du XVIe siècle. Pourtant, le discours sur le « sauvage » du Nouveau Monde n'y est pas si éloigné de celui d'un John Davis ou d'un Thomas Harriot et il ne saurait se réduire à la seule dimension de propagande : chez ces auteurs, en effet, le sauvage – qu'il s'agisse de l'Indien ou de l'Inuit – est tantôt perçu comme un être soumis à la tyrannie de ses pulsions bestiales, tantôt conçu comme un frère humain. L'Indien n'y est jamais pensé comme un être foncièrement limité : ce qui le distingue et le définit, et ce qui le rapproche de l'Anglais ou de l'Européen, c'est d'abord et avant tout sa perfectibilité.

Abstract

This article aims at analyzing John King's Sermon Upon Jonas as a piece of anti-Spanish propaganda. As an Anglican preacher who was to become bishop of London, King uses the anti-Spanish Black Legend to emphasize the moral and religious superiority of the English. Although King's rhetoric is strongly reminiscent of Montaigne's generous humanism, his sermon should primarily be read against the backdrop of the late 16th century religious, military and political rivalry between Spain and England. And yet, there is more to King's idea of the New World « savage » than mere propaganda. Like John Davis or Thomas Harriot, King sees the « savages » as being poised between two extremes : in their eyes, the indigenous people are considered as either « others » or « brothers » depending on the circumstances. But the Indians or – in the case of John Davis, the Inuit – are never conceived of as being intrinsically limited : what defines them and makes them similar to the English or the Europeans is precisely the fact that they are perfectible.

Texte intégral

1À l’inverse des Espagnols, qui, entre 1519 et 1550, se construisirent un empire immense sur le continent américain, d’abord sous le commandement de Cortes, puis sous celui de Pizarro, les Anglais, se hâtèrent lentement à coloniser le Nouveau Monde. À de rares exceptions près, comme celle du marchand et explorateur William Hawkins – qui, en 1530, fit sensation à la cour d’Henry VIII en ramenant un chef indien de son voyage au Brésil1 – les Anglais semblent avoir longtemps souscrit à l’opinion exprimée par Polydore Vergile sur les dangers de la navigation hauturière : « Maints sont péris, plusieurs hommes dévorés et ensépulturés au ventre des baleines, esturgeons et autres genres de poissons2. »

2Tout au long de la première moitié du xvie siècle, les marins anglais hésitèrent à s’aventurer loin des côtes européennes. Ce n’est que dans la seconde moitié du siècle, et surtout à partir des années 1580, qu’ils commencèrent à rivaliser avec les principales puissances maritimes européennes, dont la France et l’Espagne. Gagnant en hardiesse, et affinant leurs compétences techniques grâce à l’aide de savants tels que John Dee, Richard Eden ou Thomas Harriot, ils se lancèrent à la conquête de nouveaux marchés, d’abord vers l’est pour le compte de la Muscovy Company à partir de 1555, puis vers l’ouest, notamment dans les années 1570, lorsque Martin Frobisher et John Davis partirent en quête du passage du Nord-Ouest vers la Chine3. Chemin faisant, ils découvrirent non pas les formidables richesses promises, mais des territoires nouveaux et des hommes dont ils ignoraient jusque là l’existence, notamment au Groënland, avec Frobisher et Davis, et dans cette partie du continent américain que les explorateurs anglais baptisèrent « Virginie » en l’honneur d’Elisabeth Ire. C’est ce spectaculaire retournement de situation qui inspira à Hakluyt son éloge enthousiaste de la nation anglaise à la fin du xvie siècle. Selon lui, celle-ci surpassait désormais toutes les autres nations du globe, témoignant de plus d’audace et d’activité que n’en avaient jamais montrées les autres peuples :

It cannot be denied but as in all former ages they have been men full of activity, stirrers abroad, and searchers of the most remote parts of the world, so in this most famous and peerless government of Her most excellent Majesty, her subjects in compassing the vast globe of the world more than once, have excelled all the nations and peoples of the earth4.

3Cet élan maritime, ce mouvement d’ « expansion », comme on en vint à l’appeler5, ne furent pas sans exacerber les tensions entre l’Angleterre et l’Espagne qui marquèrent la fin du xvie siècle et culminèrent dans l’épisode bien connu de la défaite de l’Invincible Armada. À présent, les Anglais menaçaient directement les intérêts espagnols en Europe comme dans le Nouveau Monde : le voyage autour du monde de sir Francis Drake (1577-1580) ne prouvait pas seulement qu’il fallait désormais compter avec l’Angleterre, mais encore que l’Empire espagnol était vulnérable aux attaques des pirates anglais. Philippe en tira les mêmes conclusions, considérant l’Angleterre comme une puissance rivale et une menace pour son empire américain. À ce contexte de rivalité coloniale, il faut bien sûr ajouter l’antagonisme religieux et le conflit militaire qui oppose les deux puissances à partir des années 1570 et plus encore après l’entrée en guerre de l’Angleterre aux Pays-Bas en 1585. Nulle surprise par conséquent à ce que l’Espagnol devienne pour les Anglais la figure même de l’oppresseur cruel, l’incarnation de la barbarie sanguinaire, aussi bien lorsqu’il réprime un désir d’indépendance sur le continent européen que lorsqu’il soumet et colonise les Indiens du Nouveau Monde. Ainsi, en citant le prince de Parme dans Doctor Faustus, le dramaturge Christopher Marlowe (1564-1593) s’assure à peu de frais les applaudissements du public anglais, car, comme le rappelle François Laroque :

Ce prince espagnol, gouverneur général des Pays-Bas de 1579 à 1592, était une figure détestée en Angleterre en tant que représentant de l’oppression catholique. Il était en outre l’un de ceux qui commandaient les troupes de l’invasion espagnole qui auraient dû débarquer en Angleterre à l’occasion de l’expédition de l’Invincible Armada de 15886.

4De même, sur le continent américain, l’Espagnol devient un colon assoiffé de sang, c’est-à-dire un sauvage parmi les sauvages. Par une sorte de retournement paradoxal, que le conquistador espagnol partage avec l’explorateur anglais sinon une même religion, du moins un Dieu commun, ne le protège en rien contre les accusations de barbarie : bien au contraire, cette proximité les attise. Car la légende noire anti-hispanique prospère en Angleterre sur fond de rivalité et d’antagonisme religieux. La haine de l’Espagnol est aussi, sinon d’abord, une haine du catholicisme, tant il est vrai qu’au xvie siècle la question religieuse imprègne et colore l’ensemble du champ politique, économique, diplomatique ou militaire7. C’est ce portrait de l’Espagnol en bourreau sanguinaire que cet article se propose d’explorer à travers l’étude d'un sermon de John King. En tant que prédicateur à York, puis comme évêque de Londres, King contribua en effet à propager la légende noire anti-hispanique. Mais, ce faisant, ses Lectures Upon Jonas proposent aussi, en creux, un discours sur le « sauvage » qui permet de dresser une typologie plus fine des différents regards que les Anglais portèrent sur les peuples autochtones du Nouveau Monde à la fin du xvie siècle. En marge de la légende noire, il n’est peut-être pas interdit de voir, dans ce texte, le reflet d’une sensibilité dont Thomas Harriot en Angleterre, Montaigne en France ou Bartolomé de Las Casas en Espagne se sont également faits l’écho à la même époque, sensibilité qui contraste avec ce mélange de condescendance et de crainte qu’éprouvent alors la plupart des Anglais pour le sauvage du Nouveau Monde.

Les Espagnols et les Anglais : le contexte politique et historique des « Lectures Upon Jonas ».

5Le texte de John King ne peut se comprendre que dans le contexte très particulier de l’antagonisme anglo-espagnol qui caractérise la fin du xvisiècle. Plus qu’un simple ennemi, l’Espagne est alors une véritable menace politique et religieuse, dans la mesure où le règne d’Élisabeth n’a pas encore acquis le caractère évident et la stabilité qu’on est enclin à lui accorder de manière rétrospective. Ainsi, en 1584, l’intervention militaire aux Pays-Bas est jugée inévitable par le Privy Council qui craint qu’après la reconquête du pays par le prince de Parme, l’Angleterre ne devienne la prochaine cible militaire de l’Espagne. Soutenir les rebelles aux Pays-Bas, c’est donc aussi, pour Élisabeth, assurer sa propre stabilité, et cela d’autant plus que si l’anglicanisme progresse et s’affirme peu à peu dans les esprits et dans les cœurs, il n’est pas certain, encore, que sa victoire sera définitive. Outre qu’Élisabeth succède à la très catholique Marie Tudor, l’excommunication dont la reine fait l’objet en 1570 invite les catholiques anglais à ne plus la considérer comme leur souveraine légitime. Le risque est donc grand que les puissances catholiques ne s’allient pour « restaurer l’absolue tyrannie de Rome » en plaçant Marie Stuart sur le trône anglais.

6Par ailleurs, l’excommunication d’Élisabeth par le pape survient dans un contexte où les relations entre l’Angleterre et l’Espagne se tendent au point de devenir presque ouvertement conflictuelles. À la fin des années 1560, déjà, l’amitié avec l’Espagne n’était plus qu’un lointain souvenir, les deux puissances s’envoyant mutuellement des ambassadeurs qui ne peuvent que compliquer plus encore leurs relations : quand Londres dépêche un protestant intransigeant en Espagne, Madrid envoie un fervent catholique en Angleterre. Lorsque Marie Stuart est finalement contrainte d’abandonner son royaume pour se réfugier en Angleterre en 1568, Élisabeth n’a pas d’autre choix que de retenir sa cousine prisonnière, car celle-ci, soutenue par les puissances catholiques, pouvait prétendre à la couronne d’Angleterre par sa mère, Margaret Tudor. Les catholiques anglais deviennent donc, de fait, des traîtres de l’intérieur, des alliés objectifs des puissances étrangères catholiques, au premier rang desquelles figure naturellement l’Espagne, dont l’ambassadeur, Guerau de Spes, encourage ouvertement les catholiques anglais à la rébellion. Ainsi, tandis que les années 1560 avaient été marquées par une cohabitation pacifique entre catholiques et protestants anglais, sans persécutions religieuses ni emprise du pouvoir royal sur les convictions intimes de ses sujets, la reine se refusant, selon son mot célèbre, « à ouvrir des fenêtres dans l’âme de ses sujets », le climat changea radicalement à la fin des années 1560, et surtout après la bulle Regnans in excelsis (1570), par laquelle le pape Pie V excommuniait Élisabeth :

Le nombre des impies s’est tellement accru qu’il ne reste pas un seul endroit au monde qu’ils n’aient tenté de corrompre de leurs noires doctrines ; et parmi eux, Elisabeth, soi-disant reine d’Angleterre, et servante du crime. [...] Se saisissant de la couronne et usurpant de façon monstrueuse le titre de chef suprême de l’Église d'Angleterre ainsi que tout le pouvoir et toute l’autorité qui en découlent, elle a totalement ruiné ce royaume – qui pourtant avait vu le retour de la foi catholique et de ses bons fruits. [...] Aussi, nous appuyant sur l’autorité de Celui qui a daigné nous placer sur ce siège de juge suprême, bien que nous en fussions indigne –, nous déclarons, usant de tout notre pouvoir apostolique, que la susdite reine Elisabeth est hérétique et fauteuse d’hérésie, et que tous ses serviteurs sont frappés d’excommunication et retranchés de l’unité du corps du Christ. [...] Nous déclarons aussi que les nobles, les sujets et les peuples dudit royaume qui lui ont juré obéissance sont désormais absous de leur serment et de toute obéissance qui lui serait due8.

7Comme le rappelle Bernard Cottret, l’excommunication d’Élisabeth entraîne « une rupture irréversible9 » avec les catholiques car l’Angleterre devient alors une terre de mission où l’on peut gagner son salut en mourant pour la foi. Pour assurer cette reconquête, de nombreuses institutions continentales entreprennent de former un clergé d’élite, notamment à Douai, mais aussi à Rome, à Reims et bien sûr en Espagne. Dans ce contexte, les prêtres venus du continent sont soupçonnés d'agir en sous-main contre la reine : ils sont donc persécutés et pour certains d’entre eux, tel le jésuite Edmund Campion en 1581, exécutés. De plus en plus convaincus que les catholiques cherchaient à renverser la reine, les conseillers d’Élisabeth firent la meilleure utilisation possible des complots de Ridolfi et Babington10. Élisabeth hésitait en effet à éliminer la menace politique, diplomatique et religieuse que représentait pour elle sa cousine Marie Stuart et ce n’est qu'après que la correspondance entre Anthony Babington et Marie eut été interceptée – les lettres ayant été cachées dans un tonneau de bière – qu’elle se décida finalement à agir : les conspirateurs furent pendus, dépecés vivants et démembrés. Marie, quant à elle, fut finalement exécutée le 8 février 1587.

8Cet épisode bien connu rappelle combien il est difficile de séparer politique étrangère, politique domestique et question religieuse. On comprend que si les catholiques anglais font figure d’ennemis de l'intérieur, les Espagnols sont quant à eux doublement dangereux puisqu’à la menace catholique, ils ajoutent le risque militaire. Le texte de John King, qui fut publié en 1597, mais prononcé quelques années auparavant lorsque King prêchait à York, appartient à cette longue période qui, du Traité de Nonsuch en 1585 à la mort d’Élisabeth en 1603, marque l’acmé du conflit entre l’Angleterre et l’Espagne. C’est aussi à ce moment que Marlowe écrit son Doctor Faustus, pièce dont on a vu qu’elle attaquait ouvertement Alba et désignait l’Espagne comme une sorte d’ennemi naturel. De cet antagonisme, il n’y a pas d’illustration plus célèbre que la défaite de l’Invincible Armada en 158811. Désireux d’entreprendre une grande croisade pour restaurer la foi véritable en Angleterre, Philippe lança une flotte de 130 navires, 18 000 soldats et 7 000 marins à la conquête de l’Angleterre. L’Armada quitta finalement la Corogne en juillet 1588 sans que personne en Angleterre ne connût sa destination exacte, l’ambassadeur d’Angleterre en France ayant délibérément transmis de fausses informations à Londres. Une fois encore, comme dans le cas des catholiques anglais qui projetaient l’assassinat d’Élisabeth, les convictions religieuses de l’ambassadeur l’emportèrent sur sa loyauté politique. À la faveur de vents favorables et d’un concours de circonstances qui empêcha les troupes espagnoles de rejoindre celles du prince de Parme à Calais, les Anglais parvinrent à mettre en déroute l’armada espagnole. Dotée de navires plus petits mais aussi plus maniables, et forte du concours de ses meilleurs marins, dont Drake, Frobisher et Hawkins, la flotte anglaise chassa les Espagnols jusqu’en Écosse puis vers les côtes irlandaises. Ceux des Espagnols qui ne firent pas naufrage ou ne furent pas décimés par les Anglais en Irlande parvinrent à rentrer en Espagne vers la mi-octobre, mais l’expédition qui aurait dû permettre de restaurer le catholicisme en Angleterre se solda par un fiasco complet : par manque d’eau douce, les Espagnols furent même contraints de jeter leurs chevaux par-dessus bord. Quant aux Anglais, ils battirent des médailles qui parodiaient le mot de César, « elle est venue, elle a vu, elle a fui », et s’appliquèrent à transformer en triomphe ce qui n’était jamais qu’une demi-victoire12.

9Les Lectures Upon Jonas de John King appartiennent donc à cette seconde partie du règne d’Élisabeth qui se place tout entière sous le signe du conflit avec l’Espagne. Comme on l’a vu, la nécessité de s’opposer à l’impérialisme des Habsbourg éclaire bien des aspects de la politique menée par Élisabeth à partir de 1585. L’Espagnol est alors le symbole même de la perfidie, dans les deux sens du terme – c’est-à-dire à la fois au sens courant du mot, mais aussi selon le sens que prend l’adjectif « perfidus », en latin, où il qualifie « celui qui viole sa foi ». Qu’il s'agisse du prince de Parme réprimant les rebelles hollandais, des marins de l’Invincible Armada portant le fer jusqu'en Angleterre, ou de l’ambassadeur encourageant ouvertement les catholiques à renverser la reine hérétique, l’Espagnol incarne alors tous les visages possibles de la trahison, du danger et de la subversion. Ce que John King ajoute, c’est qu’il en va dans le Nouveau Monde comme sur le Vieux Continent : son texte prolonge et confirme donc l’idée selon laquelle l’Espagnol est une sorte d’Antéchrist, un être sauvage et cruel dont la barbarie n’a rien à envier à celle des Indiens du Nouveau Monde.

Le Conquistador et le Cannibale: Les « Lectures upon Jonas » de John King et la légende noire anti-hispanique

10On ne connaît pas la date de naissance de John King mais on sait qu’il mourut à Londres, dont il était devenu l’évêque, en 1621. Après des études à Westminster School et à Christ Church (Oxford), où il obtint son BA le 26 janvier 1580, puis son MA trois ans plus tard, John King entra au service de John Piers, ancien doyen de Christ Church devenu évêque de Salisbury13. Lorsque ce dernier fut nommé à York, King le suivit et devint l’un des prédicateurs de la ville. C’est à York qu'il prononça ses Lectures upon Jonas, dont il explique dans sa préface qu’elles reçurent un accueil très bienveillant de la part de son auditoire14. C’est d’ailleurs le souvenir de cet accueil qui décida finalement John King à publier son livre en 1597, malgré sa répugnance à imiter tous ceux qui publient livre sur livre et qui, ajoutant au trop-plein de la mer (« the fullness of the sea »), cèdent à cette folie livresque (« this bookish folly ») qui caractérise l’époque. Assez curieusement, King se rend donc coupable d’une contradiction performative. Mais, dit-il, son livre est d’une autre nature, et l’homme d’Église se justifie – assez maladroitement – en expliquant qu’il ne fait jamais que répéter ici ce qu’il a déjà dit ailleurs, c’est-à-dire à York.

11Il ne s’agit pas d’étudier l’ensemble des Lectures Upon Jonas, mais de s’intéresser à la XIIIe Lecture dans laquelle King dépeint le conquistador espagnol sous les traits d’un tyran cruel, barbare et sanguinaire. La Lecture commence par une glose du passage biblique dans lequel les marins s’interrogent sur le sort qu’ils doivent réserver à Jonas. King s’intéresse à la réponse que les premiers font au second face à la mer qui se déchaîne : « What shall we do unto thee ? » (« qu’allons-nous faire de toi ? ») et il se propose de réfléchir au respect dû à la vie humaine, car alors même que le danger les menace et que tout les pousse à se débarrasser de Jonas, les marins hésitent et s’interrogent. La mer les somme de choisir : « yield Jonas, or yield yourselves » (« rendez Jonas ou rendez-vous »). Et pourtant, si les marins tergiversent c’est parce que, selon John King, ils font grand cas de la vie d’autrui. King y lit donc une méditation sur la compassion que l’homme se doit d’éprouver pour son semblable, fût-il étranger. Or, si l’homme a été créé pour être comme « un Dieu pour l'homme », le prédicateur déplore qu’il soit devenu pour lui un loup, et pire qu’un lion ou qu’un tigre15.

12Ces comparaisons assez peu originales sont les mêmes que celles qu’utilise Las Casas dans La Destruction des Indes, par exemple16. Pourtant, ce n’est pas le missionnaire espagnol qui sert de modèle à John King, mais l’Italien Girolamo Benzoni, dont l’Histoire du Nouveau Monde inspire profondément – pour ne pas dire plus – cette treizième « Lecture upon Jonas17 ». Pour King, l’homme est à l’image de Goneril dans Le roi Lear : un serpent doré18 qui cache un cœur d’acier sous des dehors policés et courtois. On voit comment le prédicateur glisse peu à peu du thème de la compassion à celui de la cruauté. Usant habilement de l’antanaclase, il commence par feindre de s’étonner qu’ « il y ait si peu d’hommes parmi les hommes » et tant de bêtes sauvages ou de démons. Tout se passe donc comme si certains hommes n’avaient pas été nourris « du lait de l’humaine tendresse », pour reprendre la belle image de Shakespeare (« the milk of human kindness »), mais plutôt allaités par des dragons dans le désert. Ainsi, pour King, ces tyrans sont comme l’adversaire qui tua Macbeth : ils ne sont pas nés d’une femme. Mais contrairement à Macduff dans la pièce de Shakespeare, cette origine presque surnaturelle n'est pas, chez eux, un signe de surhumanité. Au contraire, King les tient pour infra-humains, car, dit-il, ils semblent plutôt avoir été enfantés par un roc aride et sec – ce qui, assurément, n’est pas le cas de Macduff19.

13Pour appuyer sa démonstration et prouver que les hommes ne se contentent pas de tuer leur prochain mais qu’ils y prennent également du plaisir en massacrant avec « gloire, délice et triomphe », John King puise abondamment dans l’histoire classique. Il cite les exemples de Caligula, qui voulait trancher les mille têtes du peuple de Rome d’un seul coup de hache ; du proconsul Messala qui tenait pour un acte royal d’avoir décapité trois cents personnes en une journée ; ou de Sylla dont l’un des opposants préféra avaler des charbons ardents plutôt que de subir une mort atroce aux mains du tyran. Mais cette longue liste de tortures n'est qu’un préambule qui doit servir à rehausser la cruauté des Espagnols. Car King estime que pour horribles que soient ces crimes antiques, ils ne pèsent rien en comparaison des actes de barbarie commis par les conquistadors. Selon lui, il n’y a chose plus effrayante que les tortures que les Espagnols ont infligées aux Indiens du Nouveau Monde :

Endless are the histories which report the cruelties that have been committed by man upon man. But of all that ever I read or heard, the most incredible to mine ears are those that were practised by the Spanish nation upon the West Indians: of whom it is thought that they have slain at times more millions of men than all the countries of the East are able to furnish again20.

14Ainsi, les Espagnols sont plus cruels encore que les empereurs romains, plus féroces que Néron ou Domitien. Pour dénoncer les « meurtres et les massacres » des conquistadors espagnols, King n’hésite pas à personnifier les îles et les pays du Nouveau Monde et à les présenter comme des contrées martyres. Véritables barbares, plus dévastateurs qu’Attila, cette autre figure autour de laquelle l’historiographie chrétienne construisit également une légende noire – même si King ne cite pas le roi des Huns – les Espagnols ravagent tous les pays qu’ils traversent :

What is become of thee, O Cuba, the greatest of Islands? of thee, Hayti? Of you, the Yukatans? Which sometimes stored and environed with five or six hundredth thousands of men, have scarcely retained fifteen in some places to raise up issue again? Stand forth thou region of Peru, a little show thyself; and thou of Mexico. O wonderful and lamentable face of things21.

15En personnifiant ainsi les contrées que les Espagnols ont mises à feu et à sang, ce continent que Montaigne, dans ses Essais, décrivait comme « la plus belle partie du monde », King compare implicitement les conquistadors à un fléau naturel. Ils sont semblables, suggère-t-il, à une catastrophe climatique, à une tornade ou à une épidémie meurtrière. C'est d’ailleurs bien cette comparaison qui vient à l’esprit du chef indien auquel King, citant Benzoni presque mot à mot, donne ensuite la parole : jadis son peuple fut affligé d’une effroyable maladie qui faisait sortir « les vers des cadavres en nombre infini ». Et pourtant, ajoute-t-il, cette maladie lui paraît désormais bien bénigne :

One of their kinges in the province of Iukatan spake to Montegius the Lieuetenaunt governour, after this manner. I remember, when I vvas younge, wee had a plague or mortalitie amongst vs, so sore and vnaccustomed, that infinite numbers of vvormes issued out of our bodies. Moreover vvee had tvvo battailes vvith the inhabitauntes of Mexico, vvherein were slaine an hundreth and fiftye thousande men. But these thinges are trifles, in comparison of those intolerable examples of crueltye and oppression, which thou and thy company haue vsed amongst vs22.

16En réalité, si les Espagnols sont aussi dangereux, c’est qu’ils tuent pour passer le temps, et par simple plaisir :

They had not their fill of blood unless they slew them in sport to exercise their arms and to try wagers and threw their carcasses to their dogs; unless they put them to draw their carriages from place to place; and if they failed by the way […] pulled out their eyes, cut off their noses, struck off their heads23.

17Ces crimes sont si hyperboliques que l’esprit humain ne peut concevoir – c’est-à-dire aussi bien imaginer que mettre en œuvre – torture plus cruelle : « extremities of tyranny practised in such measure that nothing could be added thereunto by the witte of man » (« une tyrannie si extrême et pratiquée à si grande échelle que l’esprit humain ne peut rien y ajouter »). Il n’est pas surprenant, par conséquent, que les Indiens préfèrent se pendre plutôt que d’être faits prisonniers, ou que leurs femmes choisissent d’avorter plutôt que de donner naissance à un esclave. Comme cet opposant de Sylla dont il a déjà été question, les Indiens préfèrent endurer mille morts plutôt que de tomber entre les mains des Espagnols :

Therefore they chose rather to sterue, and drowne, and hang themselues [...]. They cutte and mangled their owne flesh, for want of kniues, with sharpe flint-stones ; the vvomen with childe, destroyed their babes in their wombes, because they vvoulde not beare slaues to the Spaniardes· many times they vvoulde fire their houses, and kill their children, vsing this perswasion vnto themselues, that it vvere better to die once, than miserablie to spende their daies vnder tyrauntes24.

18Ce qui frappe dans le texte du futur évêque de Londres, c’est le renversement des rôles. Contrairement à Las Casas, John King ne présente pas les Indiens comme « des agneaux tant doux » et il n’invente pas non plus, avant l’heure, le mythe rousseauiste du bon sauvage. Mais, à l’instar de Montaigne ou de Las Casas, le prédicateur anglais souligne que la barbarie n’est pas du côté que l’on croit. Comme le rappelle Ali Benmakhlouf dans son livre sur Montaigne, « barbare et sauvage ne sont pas synonymes : l’un renvoie à l’usage étrange, l’autre à la nature25 ». Pour Montaigne, si les « sauvages » du Nouveau Monde sont sauvages, c'est « de même que nous appelons sauvages les fruits que nature de soi et de son propre ordinaire a produits26 ». Comme dans le cas de l’antanaclase signalée plus haut, où le mot « humain », d’abord pris en son sens biologique, renvoyait à la race humaine, puis, entendu comme synonyme de « bon » et de « compatissant », renvoyait au domaine moral, ici, la confusion tient à ce que le terme « sauvage » est susceptible de désigner à la fois ce qui est « naturel » et ce qui est « cruel ». Or, pour Montaigne, « notre grande et puissante mère nature » n’a rien d’une marâtre :

À la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies, les plus utiles et naturelles, vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu27.

19John King ne dit rien ou presque des mœurs des Indiens, mais il insiste longuement sur la barbarie des Espagnols. Un détail, en particulier, souligne combien les Espagnols surpassent les Indiens en barbarie. Les conquistadors ont en effet réussi le prodige de guérir les Indiens de leur cannibalisme, ou plutôt, d’y mettre certaines limites. Mais cet exploit, ils ne l’ont accompli ni par la force, ni par la persuasion : il leur a suffi d’être ce qu’ils sont, c’est-à-dire des êtres barbares, cruels et sanguinaires, dont la consommation n’aurait pas manqué de contaminer les Indiens, les rendant à leur tour semblables aux Espagnols :

I nowe wonder the lesse of the people of Caribana, _ others thereabout, being accustomed to eate the flesh of man, would notwithstanding refraine the flesh of a Spaniard, when they had caught one, fearing least such pestilent nutriment would breede some contagion within them28.

20Ainsi, c’est une fois de plus la question du cannibalisme qui permet de faire le départ entre la barbarie et la civilisation. Certes, John King ne dit pas que les Espagnols ont adopté cette coutume barbare, mais c’est bien autour de cette question néanmoins que se noue la condamnation ultime des conquistadors, puisque ceux-là mêmes qui n’hésitent pas à manger de la chair humaine, signalant de la sorte leur barbarie, considèrent l’Espagnol comme un mets toxique, une chair impropre à la consommation et susceptible de les contaminer. En d’autres termes, de l’avis même des « barbares », l’Espagnol est le plus barbare des barbares et l’on pourrait dire, en détournant le vers célèbre de Molière, qu’il est, comme Harpagon – mais pour d’autres raisons – « de tous les humains, l’humain le moins humain29 ».

21Et pourtant, au détour d’une phrase, King rappelle que certains de ses compatriotes étaient prêts à subir, de leur plein gré, le joug des Espagnols : « They are the men, whome some of our ovvne nation haue desired to bee Lordes and rulers over them. » Bien que King soit assez elliptique, il est clair qu’il vise ici les actions menées par les catholiques anglais, véritable « cinquième colonne », particulièrement active dans le nord-ouest du pays, et notamment dans les comtés du Lancashire et du Yorkshire – c’est-à-dire autour de York, précisément. Comme on l’a vu, c’est à partir de l’excommunication d’Élisabeth par Pie V en 1570 que la situation des catholiques anglais devient intenable, puisqu’ils se trouvent sommés de choisir entre leur foi et leur pays : dans l’hypothèse où, pour y rétablir la religion véritable, l’Angleterre serait envahie par un prince catholique, tous les catholiques anglais auraient pour obligation de l’aider à renverser Élisabeth. Considérés comme des traîtres, plusieurs d’entre eux seront exécutés, dont certains à York, comme Henry Walpole, ou Francis Ripley en 158630. On estime à 300 le nombre de martyrs catholiques qui moururent pour leur foi dans la deuxième partie du règne d’Élisabeth, c’est-à-dire autant qu’au plus fort des persécutions mariales, lesquelles ne durèrent que quelques années. Le pic fut atteint en 1588, lorsque culmina également le risque d’une invasion catholique, avec 34 exécutions. Pour le gouvernement, la menace est d’autant plus réelle que les catholiques s’organisent : en 1568, William Allen fonde son collège anglais à Louvain. Bientôt transféré à Douai, il formera des bataillons de prêtres, souvent issus de la gentry du Nord de l’Angleterre, dont la mission consiste à « réconcilier » les Anglais avec la religion catholique, et donc à les encourager à la subversion. De son côté, le jésuite Robert Parsons, qu’on a pu décrire comme « le chef de la faction radicale pro-espagnole31 », passera plusieurs années en Espagne, devenant même l’une des éminences grises de Philippe II. En 1591, il publia un livre dans lequel il défendait les droits de Philippe sur la couronne anglaise, en le présentant comme le descendant des Lancastre. Le livre causa un certain émoi en Angleterre tout en nuisant grandement aux catholiques, et il est probable que John King l’ait eut à l’esprit en écrivant son sermon. Quoi qu’il en soit, il est clair pour lui que les Anglais l’ont échappé belle, et cela, d’autant plus que les Espagnols, quoi qu’ils en disent, font bien peu de cas de la religion : « the cause of religion pretended, is the least thing regarded by them » (« bien qu’ils prétendent défendre la cause de la religion, celle-ci est en réalité le cadet de leurs soucis »). C’est ce que les Indiens ont bien compris, qui pensaient que les Chrétiens vénéraient non pas Jésus-Christ, mais un Dieu en tous points semblable à une pépite d’or. C’est en son nom, ajoutaient-ils, que les Espagnols commettent leurs abominations et leurs actes cruels :

and that, these barbarous people right vvel perceived, having bought their knowledge vvith a long and lasting experience, of many their houses, cities, counties, sacked, ransacked, turned vpside downe, and the dust of all their grounde most narrowly sifted and searched ; that a vvedge of golde vvas Deus Christianorum, the God of the Christians ; and this they woulde holde alofte, and make proclamation amongst themselues, En Deus Christianorum, Beholde the God of the Christians ; propter hoc è Castella in terras nostras venêre, for this they came from Castile into our land, (not to convert infidels ;) for this they spoile vs, and are at warre within themselues ; this is the cause of their dicing, cursing, blaspheming [...]32.

22Nulle surprise par conséquent à ce que les conquistadors échouent à convertir les Indiens. Bien au contraire, l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes est de nature à dissuader qui que ce soit de se convertir au christianisme. Vers la fin de son sermon, paraphrasant à nouveau Benzoni, John King rapporte les propos d’un Indien, qui se demandait ce que c’était qu’un chrétien et répondait aussitôt à sa propre question. Un chrétien disait-il, « désire du maïs, du miel, un manteau, une Indienne pour lui faire un enfant ». Et de continuer :

Christians vvill not vvorke, they are scoffers, dicers, blasphemers, slaunderers, fighters, and finally, to conclude, Omnes mali sunt, they are all naught. Thus was the honour of God, the name of Christianitie by their levvde behaviour derided, defamed, reproched, by those that vvere without, infidelles and Paynims33.

23Ainsi, les Espagnols échouent sur les deux tableaux. Ils se révèlent aussi inefficaces à toucher les âmes des Indiens qu’ils se montrent habiles à meurtrir leurs corps. Dans son livre Le Huguenot et le Sauvage, Frank Lestringant explique que certains catholiques – comme le cosmographe angoumoisin André Thévet par exemple – tentèrent de justifier la violence des conquistadors en opposant l’impéritie de certains protestants à l’efficacité des Espagnols. Certes, ceux-ci pillent et tuent. Mais au moins parviennent-ils à sauver les âmes des Indiens, succès dont les Anglais ne peuvent pas se prévaloir. Le texte de John King répond à cette objection en affirmant que, dans ce que Frank Lestringant nomme « cette comptabilité en partie double », les Espagnols sont en réalité doublement déficitaires. Il appartient donc aux Anglais de tirer les leçons de l’attitude des conquistadors :

Happie are wee, if other mens harmes can make vs beware, if, when vvee haue seene the firing of their houses, by these incendiaries and robbers, we looke carefully to our owne, and make our fortunate examples of their vnfortunate and vnrecoverable subversions34.

24Sans doute, King veut-il dire que, forts de l’exemple des Indiens, les Anglais doivent tout faire pour ne pas subir le sort qui fut celui des peuples du Nouveau Monde. Mais dans un contexte où l’Angleterre rivalise de plus en plus à armes égales avec l’Espagne, il n’est pas interdit d’y lire aussi un appel à l’action. La « légende noire » ne sert donc pas seulement à discréditer les conquistadors catholiques aux yeux de leurs rivaux anglicans, mais également à encourager ceux-ci à se montrer meilleurs, c’est-à-dire à la fois plus humains et plus efficaces que leurs concurrents au Nouveau Monde. Au moment où John King publie son texte, les premières tentatives anglaises de colonisation du Nouveau Monde viennent tout juste d’avoir lieu à Roanoke en 1585 et 1587. Or l’enjeu est de taille, puisqu’il est à la fois religieux, économique et territorial.

L’Anglican et le Sauvage

25Lorsque l’Église anglicane est rétablie en 1559, après la parenthèse catholique du règne de Marie Ire, elle devient vite l’une des pierres de touche de l’identité anglaise et de la confiance que les Anglais ont en eux-mêmes. Dès le départ, celle-ci se veut une église universelle, capable d’accueillir tous les chrétiens, comme le rappelle David B. Quinn35. Dans son Discourse of Western Planting (1584), Hakluyt estimait que la colonisation du Nouveau Monde pouvait permettre à l’Église anglicane de prouver sa vocation universelle et de faire taire tous ceux qui ne manquaient pas de souligner qu’aucun païen ne s’était encore converti à l’anglicanisme36. En dépeignant le conquistador espagnol sous les traits d’un colon barbare, King promeut donc indirectement la cause anglicane car il sous-entend que les Anglicans ne se seraient jamais conduits comme les Espagnols. Or, comme on l’a vu, la cruauté des conquistadors dessert la cause qu’ils prétendent défendre et les conversions qu’ils se vantent d’avoir obtenues sont autant de trompe l’œil : loin de se convertir, les Indiens se sont plutôt éloignés du Christianisme, religion dont ils méprisent à présent les fidèles. À l’inverse, en faisant preuve de compassion, en respectant la vie des Indiens comme les marins respectent celle de Jonas, les Anglais ne manqueront pas de faire des émules dans le Nouveau Monde. Bien que le thème de la colonisation du Nouveau Monde par les Anglais ne soit pas explicitement abordé par John King, et même s’il conclut son sermon par un appel à punir sévèrement les Espagnols, plutôt qu’à convertir les Indiens, il n’en reste pas moins que c’est l’une des implications possibles, sinon logiques, de son texte. En faisant surgir, au milieu de son sermon, les figures jumelles du bourreau et de la victime, du conquistador et de l’Indien, le futur évêque de Londres déterritorialise le conflit qui oppose catholiques et protestants et en élargit le champ au Nouveau Monde. Ce geste n’a rien d’original : nombreux sont les auteurs anglais qui utilisèrent en ce sens le récit de Las Casas, dont la traduction anglaise, The Spanish Colonie, parut en 1583. La situation est d’ailleurs analogue en France, où la violence des conquistadors et la souffrance des Indiens est exploitée de la même manière, de sorte que la description qu'en donne Frank Lestringant peut, mutatis mutandis, s’appliquer au royaume d’Élisabeth :

Au fur et à mesure que l’Espagne de Philippe II affirme son hégémonie [...], l’Indien martyrisé et opprimé tend à devenir en France le héraut privilégié de la résistance à l’oppression. Pour tous ceux, huguenots ou catholiques modérés et « politiques » qui refusent les démonstrations bruyantes du catholicisme zélé, [...] pour tous ceux qui s’opposent aux armes triomphantes de l’Espagnol, les ravages revêtent une seule et même cause dans l’Ancien Monde et dans le Nouveau. La tyrannie de l’Espagne peut d'autant mieux être dénoncée par procuration qu'une sorte de « rhétorique barbare » se constitue, qui fait du corps dénudé, supplicié et martyrisé de l’Indien le support idéal de la protestation politique37.

26Politique et religieuse, la protestation de John King l’est d’autant plus clairement qu’il passe sous silence les actes barbares commis par ses compatriotes dans leurs entreprises de colonisation. Ainsi, parmi tant d’autres exemples possibles, on rappellera qu’Humphrey Gilbert n’hésita pas à « décorer » le chemin qui menait à sa tente de la tête de ses ennemis, de sorte que les Irlandais qui venaient négocier avec lui se trouvaient face à face avec la dépouille de leurs pères, de leurs frères ou de leurs fils. Selon l’un de ses contemporains, une telle marque de cruauté ne manquait pas de terrifier l’adversaire : « This brought great terrour to the people when they saw the heads of their dead fathers, brothers, children, kinsfolke, and friends, lye on the grounde before their faces, as they came to speake with the colonel38. » Par conséquent, l’intérêt de cette treizième « lecture » tient peut-être moins au portrait qu’elle dresse de l’Espagnol qu’à l'image qu’elle peint des Indiens et des esclaves noirs, dont King est le premier, selon David Quinn, à dénoncer par écrit les souffrances39.

27Les Lectures Upon Jonas montrent donc, une fois de plus, qu’il existe en Angleterre comme sans doute partout en Europe, un double discours et une « imagerie duelle40 » sur le « sauvage », présenté tour à tour comme un « agneau tant doux » ou comme un barbare cruel et anthropophage, et même comme un « démon aux pieds fourchus », pour reprendre l’expression utilisée par Dionyse Settle lorsque, confrontés à une vieille femme inuit au cours du deuxième voyage de Martin Frobisher, les marins anglais entreprirent de la déshabiller pour voir s’il ne s’agissait pas d’un diable. Pour Settle, les Inuit sont « dénués d’humanité ». Pour King, au contraire, les Indiens sont semblables à Jonas, un autre soi-même qu’il faut traiter avec compassion. Il serait sans doute utile de préciser et de nuancer cette dichotomie, car un même auteur peut adopter, sur l’Indien qu’il rencontre, des points de vue qui varient et évoluent au gré des circonstances : s’il s'amuse d’abord des figures de gymnastique par lesquelles les Inuit saluent l’arrivée des marins anglais, Martin Frobisher ne voit plus les autochtones du même œil après la disparition de cinq de ses hommes – disparition dont il attribue naturellement – mais à tort – la responsabilité aux Inuit, lesquels auraient kidnappé les cinq Anglais : il pense, de plus, que s’il n’en reste pas trace, c’est qu’ils les ont mangés. De même, il arrive à John Davis de perdre son sang froid, notamment après que les Inuit, qui ont selon lui une véritable passion pour le fer, eurent volé l’ancre de son navire : Davis dénonce alors leur « vile nature ». Mais lorsque ses hommes veulent punir les voleurs, il se comporte exactement comme les marins dont parle John King. Au lieu d’attiser leur colère, il prend la défense des Indiens. Ce faisant, il témoigne de cette « tendre considération pour la vie humaine » (« their tender regard to the life of man ») que John King évoque dans son texte. Le récit qu’il fait de cet épisode est intéressant à plus d’un titre, notamment parce qu’il fait surgir les deux positions antagonistes, les deux versants de cette « imagerie duelle ». Donnant d'abord la parole aux marins, il fait entendre la position dominante, celle qui place la « barbarie » du côté des « sauvages » et qui considère l’Indien ou l’Inuit comme une créature inférieure, plus proche de la bête que de l’homme. Mais, dans sa réponse, Davis illustre l’autre position, celle qui refuse de faire du sauvage un barbare et qui voit, dans l’Indien, un être que l’on peut éduquer :

Our Mariners complained heavily against the people, and said that my lenitie and friendly using of them gave them stomacke to mischief : for they have stolen an anchor from us, they have cut our cable very dangerously, they have cut our boats from our sterne, and now since your departure, with slings they spare us not with stones of halfe a pound weight : and will you still indure these injuries ? It is a shame to beare them. I desired them to be content, and said, I doubted not but al should be wel. [...] Seeing iron they could in no wise forbeare stealing : which when I perceived it did but minister unto me an occasion of laughter to see their simplicity, and I willed that in no case they should be any more hardly used, but that our own company should be the more vigilant to keep their things, supposing it to be very hard in so short time to make them know their evils41.

28« To make them know their evils » : par cette phrase, Davis signale sa foi dans l'éducabilité de l'Indien. Selon David B. Quinn, c'est cette confiance dans sa perfectibilité qui permet de faire le départ entre les deux discours possibles sur le sauvage. Pour les uns, la civilisation et la sauvagerie sont des catégories distinctes et mutuellement incompatibles. Mais pour les autres, dont King, Davis et Harriot, le sauvage peut être éduqué, élevé à ce niveau de civilisation qu’ont déjà atteint les Européens. King, Davis ou Harriot ne semblent pas s’être entièrement départis de leurs préjugés ethnocentriques, et, à l'inverse de Montaigne, ils ne vont pas jusqu’à penser que les coutumes des Indiens ne sont pas moins raisonnables que les nôtres. Mais, chacun à leur manière, ils rappellent et soulignent l’humanité du sauvage : avant d’être un Indien ou un Inuit, celui-ci est d’abord un être humain. On ne sera pas surpris, par conséquent, que le sermon de John King contienne cette belle citation de saint Augustin :

I am a man, I thinke no parte of humanitie impertinent vnto mee. » Par cette maxime, King semble déjà anticiper la célèbre méditation de John Donne sur la mort, méditation dont la teneur et la conclusion s’appliquent aussi bien à l’Indien du Nouveau Monde qu’à l’Anglais de la vieille Europe, et autant au Sauvage qu’à l’Anglican : « No man is an Iland, intire of it selfe ; every man is a peece of the Continent, a part of the maine ; if a Clod bee washed away by the Sea, Europe is the lesse, as well as if a Promontorie were, as well as if a Mannor of thy friends or of thine owne were ; any mans death diminishes me, because I am involved in Mankinde ; And therefore never send to know for whom the bell tolls ; It tolls for thee42.

Notes

1  Hakluyt raconte combien l’apparence exotique du chef indien surprit le roi et tous ceux qui purent l’approcher : « The King and his nobility did not a little marvel, and not without cause ; for in his cheeks were holes [...] and therein small bones were planted, standing an inch out of the said holes, which in his own country was reputed for a great bravery. He had another hole in his nether lip, wherein was set a precious stone about the bigness of a pea ; all his apparel, behaviour and gesture were very strange to the beholders. » (« Le roi et son aristocratie ne furent pas peu étonnés, et cela non sans raison, car ses joues étaient percées [...] et de petits os y étaient plantés, dépassant d’un centimètre hors des trous en question, ce qui, dans son pays, était censé être un signe de grande bravoure. Il avait un autre trou dans la lèvre inférieure, dans lequel on avait inséré une pierre précieuse de la taille d’un pois : toute sa mise, son attitude et ses gestes paraissaient très étranges à ceux qui l’observaient. ») Cité par A.L. Rowse dans The Expansion of Elizabethan England, Londres, Macmillan _ Co., 1955, p. 183.

2 Cité par Frank Lestringant, Voyages et voyageurs à l’époque de la Renaissance, Paris, Bibliothèque Mazarine, 1997, p. 9.

3 Sur Frobisher et Davis, voir, entre autres, Mary Fuller, Remembering the Early Modern Voyage : English Narratives in the Age of European Expansion, New York, Palgrave Macmillan, 2008, et Marc-Antoine Mahieu et Mickaël Popelard, 'A People of Tractable Conversation' : A Reappraisal of Davis’s Contribution to Arctic Scholarship (1585-1587), London, Pickering _ Chatto, 2013.

4 Richard Hakluyt, The Principal Navigations, Voyages and Discoveries of the English Nation, 1589. Cité par Rowse, op. cit. p. 179 : « Il est indéniable que, de même que par le passé, il s’est trouvé des hommes débordant d’activité, menant des entreprises à l’étranger et explorant les coins les plus reculés du monde, de même, sous le gouvernement de sa Majesté, lequel est si renommé et sans équivalent, ses sujets ont surpassé toutes les nations et tous les peuples de la terre en faisant plusieurs fois le tour du vaste globe. »

5 C'est par exemple le titre du livre déjà cité de A.L. Rowse, ouvrage classique sur le sujet.

6 Voir François Laroque dans Christopher Marlowe, Doctor Faustus / Le Docteur Faust, François Laroque et Jean-Pierre Vilquin éd., Paris, Garnier Flammarion, 1997, p. 264.

7 Que l’on songe, par exemple, au divorce d’Henri VIII, à la question des successions, des alliances ou des mariages princiers, ou encore à celle des sphères d’influence reconnues par le Pape, pour ne citer que quelques-unes des illustrations les plus évidentes de l’imbrication du champ religieux avec chacun des domaines évoqués ci-dessus.

8 Pie V, bulle Regnans in excelsis, 1570, citée par Bernard Cottret, Histoire d’Angleterre, xvie-xviiie siècles, Paris, Hachette, 1997, p. 81-82.

9 Bernard Cottret, op. cit., p. 82.

10 Robert Ridolfi, banquier florentin et agent du pape en Angleterre, devait placer Mary Stuart sur le trône anglais avec l’aide des puissances catholique, dont l’Espagne.

11 Sur l’Invincible Armada, voir Susan Brigden, New World, Lost Worlds, The Rule of the Tudors, 1485-1603, London, Penguin, 2000, notamment p. 190-194.

12 Demi-victoire car, faute de vivres suffisants, les Anglais renoncèrent à poursuivre les Espagnols vers le Nord. De plus, les marins en furent réduits à boire leur propre urine tandis que, comble de l’horreur, le Lord Admiral dut se résoudre à manger des haricots, c’est-à-dire une nourriture de paysans.

13 Voir l’article « John King » dans le Dictionary of National Bibliography, Oxford, Oxford University Press, 2013.

14 Voir la préface de ses Lectures : « And to adioine one reason more, I shall never bee vnwilling to professe, that I even owed the everlasting fruite of these vnworthie travailes to my former auditours, who, when I first sowed this seede amongst them, did the office of good and thankefull grounde, and received it with much gladnesse. » (« Et pour ajouter encore une raison, je ne me lasserai jamais de répéter que je dois même les fruits éternels de ce travail indigne à mes anciens auditeurs, lesquels lorsque je plantai pour la première fois cette semence parmi eux, furent comme une terre fertile et reconnaissante, et le reçurent avec joie. »)

15 Voir les extraits suivants de la XIIIe « lecture » : « If tygers should make lawes, could they exceede these men in savagenesse ? » ; « Lyons fight not against lyons : serpents bite not serpents : but soothly the most mischiefe that man sustaineth, commeth from man », et « Surely man was made vnto man, as Moses was to Aaron, in some sense, a God (for succour and comforte) according to the auncient exiled proverbe, Homo homini Deus, Man vnto man is, or should bee a God. It is now varied, Homo homini lupus, Man vnto man is a wolfe. » (« Si les tigres faisaient les lois, pourraient-ils surpasser ces hommes en sauvagerie ? » ; « Les lions ne combattent pas les lions, les serpents ne mordent pas les serpents, mais les maux les plus grands que les hommes endurent leur viennent des hommes » ; et enfin : « Assurément, l’homme fut créé pour l’homme, comme Moïse pour Aaron, c’est-à-dire pour être pour lui comme un Dieu, pour le secourir et pour l’aider, selon l’ancien proverbe homo homini Deus, l’homme pour l’homme est, ou devrait être, un Dieu. Mais aujourd’hui, ce proverbe est devenu homo homini lupus : l’homme est un loup pour l’homme. »)

16 Parmi tant d’autres exemples possibles, citons cet extrait de La Destruction des Indes de Las Casas, dans la traduction qu’en donne Jacques de Miggrode au xvie siècle : « À ces agneaux tant doux, ainsi qualifiés, et doués de leur Facteur et Créateur comme il a été dit, les Espagnols sont entrés, incontinent qu’ils les connurent, comme des loups, des lions et des tigres très cruels de longtemps affamés, et n’ont fait en ces quartiers-là depuis quarante ans en ça et ne font encore aujourd’hui autre chose sinon de les mettre en pièces, de les tuer, de les angoisser, de les affliger, de les tourmenter et de les détruire par étranges façons de cruautés jamais ni vues, ni lues, ni ouïes » (La Destruction des Indes, Introduction d'Alain Milhou, traduction de Jacques de Miggrode, Paris, Chandeigne, 1995, p. 105).

17 Même si l’on sait, bien sûr, que pour l’essentiel Benzoni s’est inspiré de Las Casas.

18 On se souvient que dans Le roi Lear de Shakespeare, Regan dénonce la perfidie de Goneril, sa sœur, en comparant celle-ci à un « serpent doré » (« a gilded serpent ») au moment même où Goneril cherche à l’empoisonner.

19 Dans la pièce de Shakespeare, les sorcières prédisent à Macbeth que nul homme né d’une femme ne pourra le tuer, et c’est finalement Macduff, « arraché avant l’heure du sein de sa mère », qui triomphera du tyran.

20 « Innombrables sont les histoires qui relatent les actions cruelles que l’homme a commises à l’égard de l’homme. Mais de toutes celles que j’ai jamais lues ou entendues, les plus incroyables à mes oreilles sont celles dont la nation espagnole s’est rendue coupable à l’égard des Indiens. On dit que les Espagnols ont tué, à certains moments, plus de millions d’hommes que tous les pays de l’Orient ne peuvent en remplacer. »

21 « Qu’es-tu devenue, ô Cuba, toi la plus grande des îles ? Et toi, Haïti ? Et vous encore, habitants du Yukatan ? Vous qui, autrefois, étiez peuplés et entourés de cinq ou six cent mille hommes, n’en avez conservé que quinze à certains endroits pour faire revivre votre lignée. Avance, toi contrée du Pérou, montre-toi un peu, et toi aussi, Mexique. Situation incroyable et déplorable ! »

22  On comparera ce passage avec le texte de Benzoni, qui est tellement proche de celui de John King qu’il peut, ici, servir de traduction : « Ainsi donc, un jour comme Monteio s’était mis à deviser avec celui-ci, l’autre lui tint un tel propos : seigneur Monteio, dit-il, il me souvient que du temps de ma jeunesse, il vint en ce pays une maladie générale, si étrange et si cruelle que les hommes vomissaient les vers par la bouche, dont il survint une perte et une mortalité si grande que nous pensions bien y demeurer tous. Aussi quelque temps avant que toi et tes gens entrassiez en ce pays, nous eûmes guerre contre ceux de Mexico et y eut deux grosses batailles données où il mourut plus de cent cinquante mille hommes. Mais las, toutes ces calamités n’étaient rien au prix des maux et des cruautés que toi et tes gens avez exercées sur nous. » Voir Girolamo Benzoni, L’Histoire nouvelle du nouveau monde contenant en somme ce que les Espagnols ont fait jusqu’à présent aux Indes, traduite par Urbain Chauveton, Paris, 1579, p. 493.

23  « Ils n’avaient pas leur comptant de sang s’ils ne les tuaient pour le plaisir, pour tester leurs armes et pour gagner un pari et ils jetaient ensuite leurs corps aux chiens ; ils les utilisaient aussi pour tirer leurs attelages d’un lieu à un autre, et lorsqu’ils défaillaient en route, ils leur arrachaient les yeux, et leur coupaient le nez et la tête. »

24  « Par conséquent, ils préféraient mourir de faim, se noyer ou se pendre [...]. Ils se mutilaient eux-mêmes, et s’ils n’avaient pas de couteaux, ils utilisaient des silex coupants. Les femmes enceintes tuaient les bébés qu’elles portaient car elles ne voulaient pas donner naissance à des enfants qui deviendraient les esclaves des Espagnols. Bien des fois, ils mirent le feu à leur propre maison et tuèrent leurs propres enfants, se convaincant qu’il valait mieux mourir une fois que de passer le reste de leur vie sous le joug de tyrans. »

25  Ali Benmakhlouf, Montaigne, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 170.

26  Montaigne, « Des Cannibales », Essais I, 31, Paris, Gallimard, Folio classique, 2009, p. 396-397.

27  Montaigne, op. cit., p. 397.

28  « Je ne m’étonne plus à présent que ces peuples des Caraïbes et ceux qui vivent dans les régions alentour, bien qu’ils fussent habitués à manger de la chair humaine, s’abstenaient néanmoins de manger celle des Espagnols, lorsqu’ils en capturaient, de peur qu’une nourriture aussi pestilentielle ne les contamine. »

29  Molière, L’Avare, II, 5 : « Le seigneur Harpagon est de tous les humains, l’humain le moins humain ; le mortel de tous les mortels, le plus dur, et le plus serré. »

30  Sur la situation des catholiques anglais dans la deuxième partie du règne d’Elisabeth, ainsi que sur les actions subversives menées par certains d’entre eux, voir notamment A.L. Rowse, [1950] The England of Elizabeth, London, Palgrave, 2003, p. 490-518.

31  A. L. Rowse, op. cit., p. 517.

32  « Ces peuples barbares l’ont très bien compris, ayant acquis cette connaissance à force de voir, si souvent et pendant si longtemps, nombre de leurs maisons, villes, comtés, mis à sac, détruits et ravagés, et la poussière du sol passée au tamis : ils ont compris qu'une pépite d'or est Deus Christianorum, le Dieu des chrétiens. Regardez le Dieu des chrétiens : propter hoc è Castella in terras nostras venêre. C’est pour cela qu’ils sont venus depuis la Castille jusque sur notre terre, et non pour convertir les infidèles. C’est pour cela qu’ils nous pillent et nous font la guerre ; voilà pourquoi ils jouent aux dés, maudissent, blasphèment. »

33  Ce dialogue est emprunté presque mot pour mot à Benzoni, comme on peut en juger par l’extrait suivant (Benzoni, op. cit., p. 499) : « La première fois que je passais par ce pays-là, je logeai en la maison d’un des principaux seigneurs de [cette] province. Il s’appelait Dom Gonzalle, âgé de septante ans et entendait fort bien l’Hespagnol. Cet homme, comme j’étais un matin assis près de lui, me regardant fermement au visage, me va tenir tels propos : ''Chrétien (me dit-il) quelle chose sont-ce que les Chrétiens ? Aussitôt qu’ils sont entrés dans nos maisons, ils demandent du maïs, du miel, du coton, une mante, une Indienne pour lui faire un enfant : ils veulent qu’on leur donne de l’or et de l’argent. Les Chrétiens ne veulent point travailler, ce sont menteurs, moqueurs, joueurs, pervers et blasphémateurs. Quand ils vont à l’Église pour ouïr messe, ils ne font que babiller et dire mal de ceux qui sont absents : puis ils s’entrebattent et s’entreblessent. Finalement la conclusion de son propos fut que les Chrétiens ne valaient rien. Et comme je lui disais pour excuse, que c’étaient les méchants qui faisaient telles choses et non pas les bons, il me répondit : et où sont ces bons que tu dis ? Car quant à moi, je n’en ai encore point connu que des méchants''. »

34  « Nous serons heureux si nous prenons garde en constatant les maux subis par d’autres peuples ; si, en voyant leur maisons réduites en cendres par ces voleurs et ces pyromanes, nous regardons attentivement nos propres maisons et si nous prenons exemple sur leur malheureuse et irrémédiable soumission pour connaître un sort plus heureux. »

35  Voir David Beer Quinn, European Approaches to America, 1450-1640, Aldershot, Ashgate, 1998, p. 159 : « From the beginning it represented itself as a universal church, the church of all enlightened Christians, and the Catholic Church as the innovating and upstart deviationist from true doctrine and organisation. » (« Dès le départ, l’Église anglicane se pense comme une église universelle, l’Église de tous les chrétiens éclairés, et voit l’Église catholique comme une branche déviante, corrompue et arriviste, qui s’écarte de la doctrine et de l’organisation véritables. »)

36  Voir Rowse, op. cit., p. 161.

37  Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage. L’Amérique et la controverse coloniale, en France, au temps des guerres de religion, Genève, Droz, 2004, p. 371.

38  Cité par Michael Taylor, American Colonies. The Settling of North America, London, Penguin, 2001, p. 123.

39  Voir le texte de John King : « The poore Nigrite their slaue, after his toyle the whole daie vndergone, in steede of his meale at nighte, if hee came shorte in anye parcell of his taske enioyned, they stripte of all his cloathing, bound him hande and foote, tyed him crosse to a post, bet him with wyre and whippe corde, till his body distilled vvith gore bloude, they powred either molten pitch or scalding oyle into his sores to supple them, washed him with pepper and salte, and so left him vpon a board till he might recover himselfe againe : this, they saide, was their lavve of Baion », et le texte original de Benzoni, qui, une fois encore, peut servir de traduction.

40  Sur cette question, voir notamment Robert Barkhofer, The White Man’s Indian, New York, Alfred A. Knoff, 1978.

41 J. Davis, « The second voyage attempted by M. John Davis with others, for the discoverie of the Northwest passage », in R. Hakluyt, The Principal Navigations, Voyages and Discoveries of the English Nation, éd. J. Masefield, London, J. M. Dent, 1927, vol. 5, p. 297.

42  John Donne, Devotions Upon Emergent Occasions, 162 : « Aucun homme n’est une île, close sur elle-même. Chaque homme est un continent, une partie du tout. Si une motte de terre est emportée par la mer, l’Europe s’en trouve diminuée, tout autant que si un promontoire avait été englouti. Aussi, ne demande pas pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. »

Pour citer ce document

Mickaël Popelard, «John King et la légende noire anti-hispanique : le conquistador espagnol, le prédicateur anglais et l’Indien du Nouveau Monde», Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Légendes noires et identités nationales en Europe, Légendes noires et identités collectives : construction, déconstruction, réfutation,mis à jour le : 30/06/2016,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=157

Quelques mots à propos de : Mickaël Popelard

Normandie Université, Unicaen, ERIBIA

Mickael Popelard est Maître de conférences à l’Université de Caen Normandie où il enseigne la littérature et la civilisation anglaise de la Renaissance. Il a publié une étude sur Shakespeare et la science (La figure du savant chez Shakespeare et Marlowe. Rêves de puissance et ruines de l'âme, Paris, PUF, 2010) et une monographie sur Francis Bacon (Francis Bacon: L'humaniste, le magicien, l'ingénieur, Paris, PUF, 2010). Il est également l'auteur de plusieurs articles sur le théâtre anglais de la Renaissance, ainsi que sur les voyages d'exploration et de découverte au XVIe siècle.