Les fluctuations de la représentation de l’Espagnol dans la comédie siennoise de la Renaissance
Résumé
Cet article suit les fluctuations de la représentation de l’Espagnol dans la comédie siennoise au XVIe siècle, au cours d’une période où Sienne est d’abord sous le joug de Charles Quint avant de passer sous l’autorité de Côme Ier de Médicis puis de la Toscane. L’examen de différentes comédies permet de constater une nette évolution : la mauvaise réputation des Espagnols est clairement affichée au début de cette période (en 1532) à travers des personnages ridicules pourvus de défauts tels que l’arrogance, la vantardise, la lâcheté et la cupidité. En 1536 en revanche, dans un contexte très différent (l’entrée de l’empereur à Sienne, avec une suite composée de nombreux Espagnols) est jouée une comédie de circonstance qui exprime les bonnes intentions de la cité et qui, ne pouvant critiquer les Espagnols, reporte sur un personnage de Napolitain les défauts qui leur étaient auparavant imputés. Enfin, alors que Sienne est passée sous l’autorité des Médicis, des protagonistes espagnols peuvent apparaître sous un jour favorable. Le théâtre offre donc un reflet fluctuant de la légende noire des Espagnols, au gré des circonstances.
Abstract
This article deals with the fluctuations in the representation of the Spaniard in the Sienese comedy of the 16th century, a period during which Siena was first under the yoke of Charles V before being under the authority of Cosimo I de Medici, and then Tuscany. The examination of different comedies allows us to see a clear development : the bad reputation of the Spaniards is clear at the beginning of the period (in 1532) and is seen through ridiculous characters provided with flaws such as arrogance, boastfulness, cowardice, and greed. In 1536 on the other hand in a different context – the emperor’s entry in Siena with a retinue of numerous Spaniards – a comedy of circumstance is played that showed the good will of the city, and transferred its criticisms of Spaniards onto the Neapolitan character. When Siena was under the authority of the Medicis, Spanish protagonists would appear under a favourable light. Theatre is thus a reflexion of the Spanish black legend in accordance with the political situation.
Texte intégral
1Dans le théâtre comique siennois, les personnages d’Espagnols occupent une place particulière, notamment au cours d’une période qui va des années 1530 à 1567, et pendant laquelle précisément Sienne s’est trouvée placée sous le joug de l’Espagne.
2Au début du XVIe siècle, Sienne, qui jusque-là avait réussi à maintenir son propre système de gouvernement républicain, se voit contrainte de se soumettre à la puissante famille des Petrucci et à son chef Pandolfo, dit « le magnifique ». Mais ce régime de « seigneurie » aura une existence éphémère, car en septembre 1524 Fabio, descendant de Pandolfo, assez peu expert dans l’art de gouverner et parfaitement dépourvu du charisme de son ancêtre, est chassé de la ville par une conjuration. D’après les chroniqueurs de l’époque, la fuite du tyran fut saluée avec joie par le peuple siennois. On aurait pu s’attendre à ce que ce retournement politique inaugure pour la République de Sienne une nouvelle ère de prospérité, de paix et d’indépendance, mais il n’en fut rien. En raison d’un enchaînement complexe d’événements politiques dans l’Italie de l’époque, Sienne va se trouver soumise à la domination espagnole jusqu’en 1559, date à laquelle elle passera d’abord sous l’autorité de Côme Ier de Médicis pour ensuite être annexée au Grand Duché de Toscane1.
3Les multiples facettes des rapports de Sienne avec l’Espagne mériteraient un long développement qui nous éloignerait de notre propos. On rappellera seulement que si pour une majorité des Siennois Charles Quint apparaissait comme un nouveau tyran, à l’inverse un petit nombre d’intellectuels voyait en lui, plutôt que la menace d’une domination totalitaire, une protection contre d’autres puissances, comme la France, le Pape ou Florence. Le ralliement à l’Empereur s’exprime alors par différents moyens : certains discours explicitement politiques, certaines dédicaces d’œuvres scientifiques ou encore, d’une manière indirecte et plus légère, non moins significative pour autant, des allusions faites dans certaines comédies2.
4En analysant l’utilisation du personnage de l’Espagnol dans certaines comédies siennoises contemporaines de cette histoire mouvementée, on peut décrypter l’attitude de leurs auteurs à l’égard de l’Espagne. Chaque événement théâtral se situe dans un contexte particulier, éclairé par la date et par l’occasion pour laquelle le spectacle a été conçu. Trois comédies nous semblent particulièrement intéressantes de ce point de vue : Gl’ Ingannati, comédie écrite collectivement en 1532 par l’Académie des Intronati ; L’Amor Costante, écrite en 1536 par Alessandro Piccolomini ; La Pellegrina, écrite par Gitolamo Bargagli en 1568.
Gl’ Ingannati
5La comédie Gl’ Ingannati a été écrite pour les fêtes du carnaval de 1532, et fut représentée le 12 février de cette année dans la grande « Sala del Consiglio del Palazzo Comunale3 ». La représentation de la comédie contribuait à souligner le caractère résolument festif de ce carnaval, puisqu’il venait après des années particulièrement difficiles, où toutes les académies, y compris celle des Intronati, avaient été fermées. La garnison espagnole qui contrôlait la cité venait d’être rappelée et seul un petit contingent était resté à Sienne. C’était le début d’une trêve, fragile et éphémère, après la paix de Bologne entre Charles Quint et Clément VII qui semblait vouloir faire oublier la douloureuse blessure du sac de Rome. À Sienne, le climat d’espoir et de soulagement se traduisait, comme toujours, par une reprise de la vie culturelle. Les membres de l’Académie des Intronati fêtent l’événement avec un texte qui marque un retour aux pratiques auxquelles ils sont fortement attachés : la célébration des femmes et de la culture, le théâtre4. La représentation de la comédie Gli Ingannati profite donc de conditions de représentation favorables : d’un côté, le temps privilégié du carnaval, et de l’autre, le cadre propre à l’institution académique, pour qui l’expérience théâtrale s’inscrit dans la recherche d’un idéal de société parfaite et exemplaire.
6Dans Gli Ingannati, comédie qui s’est imposée dans la tradition comme un modèle du genre, et en dépit de la devise frivole des Intronati, « de mundo non curare », la réalité politique de la société siennoise est bien présente, quoique de manière indirecte. L’intrigue repose sur une base classique où les protagonistes sont des jumeaux qu’un événement tragique a séparés, et ici l’événement déclencheur de la séparation n’est autre que le sac de Rome par les Espagnols en 1527. Pour Virginio, le père des jumeaux, riche marchand de Modène qui se trouvait à Rome à ce moment-là, ce terrible événement aura pour conséquence non seulement la disparition de son fils, Fabrizio, séparé brutalement de sa sœur jumelle, Lelia, mais encore la perte d’une partie non négligeable de ses biens. Au lever de rideau, le malheureux Virginio explique qu’il compte sur le mariage de sa fille, Lelia, avec un riche vieillard, Gherardo, pour rétablir ses finances.
7Le souvenir du sac de Rome est présent dans la mémoire des personnages, comme on le voit dès le premier acte, au travers d’une allusion de Lelia, la protagoniste, qui néanmoins concentre son discours sur l’entreprise amoureuse qui est au cœur de l’intrigue. Alors qu’elle est déguisée en homme, celle-ci raconte à sa nourrice, Clemenzia, comment elle a réussi à se rapprocher de son ancien amoureux, Flamminio. Elle espère le reconquérir par un stratagème, en se mettant à son service en tant que valet, sous les traits d’un garçon du nom de Fabio. Lorsque Clemenzia demande à la jeune fille : « Adunque, hai tu perduto il nome di vergine ? », elle répond : « Il nome no, che io sappi, e massimamente in questa terra. Del resto si vuol domandarne gli spagnuoli che mi tenner prigiona a Roma5. »
8Jusque-là, et dans ce contexte, la réputation des Espagnols est des plus mauvaise et c’est cela qu’exprime la servante Pasquella très clairement, lorsqu’elle refuse les avances de Giglio :
Non mi voglio impacciar con spagnuoli. Sète tafani di sorte che o mordete o infastidite altrui ; e fate come il carbone : o cuoce o tegne. V’aviam tanto pratichi oramai che guai a noi ! E vi cognosciamo bene, Dio grazia ; e non c’è guadagno coi fatti vostri6.
9Giglio est le premier d’une longue série de personnages espagnols représentés par les Intronati. Sa présence sur scène est assez limitée, puisqu’il n’y fait que trois courtes apparitions, qui n’interfèrent pas avec l’intrigue. Il n’a pas d’échanges avec d’autres personnages que la servante Pasquella. La fonction de ce personnage semble être essentiellement de produire sur scène un effet de joyeuse agitation, pleine de sous-entendus érotiques et de confusion, grâce notamment à la langue qu’il parle, un espagnol pittoresque, farci de mots à l’évidence inventés, comme par exemple dans cet aparté, juste avant d’aborder Pasquella :
(Por mia vida, que esta es la vieia biene avventurada que tiene la mas hermosa moza d’esta tierra per sua ama. Oh se la puodiesse io ablar dos parablas sin testigos ! Voto a la virginidad de todos los prelatos de Roma que le haré io dar gritos como la gatta de heniero. Mas quiero veer se puedo, con alguna lisonia, pararme tal con esta vieia vellacca alcahueta que me aga alcanza algo con ella). Buenos dies, madonna Pasquella, galana, gentil, donde venìs vos tan temprana7 ?
10Giglio attire sur lui l’hostilité du public, en faisant étalage des plus gros défauts traditionnellement attribués aux Espagnols. Le portrait qui s’en dégage est celui d’un personnage arrogant, prétentieux, vaniteux et vantard, prompt à invoquer des origines nobles, souvent inventées, convaincu en son for intérieur d’être plus malin que les autres et qui s’avère en fait sans le sou, lâche et cupide. Et en effet on apprendra que Giglio a l’intention de faire la cour à Pasquella pour mieux approcher sa maîtresse, la jeune et riche Isabella. Mais la servante, bien plus maligne que lui, renversera la situation à son avantage : Giglio se retrouvera trompé, volé et contraint de prendre la fuite pour échapper à des coups de bâton8.
11Giglio paie donc pour tous les Espagnols, qui se croient plus habiles et plus intelligents que les autres. Et si la tromperie, comme l’annonce le titre de la comédie, concerne tout le monde ou presque, à commencer par un des protagonistes, Flamminio, celle qui est exécutée aux dépens de Giglio bénéficie d’un statut spécial9. Alors que les autres personnages, même négatifs, sont tous invités au banquet nuptial qui traditionnellement marque la fin de la comédie, Giglio sera le seul tenu à l’écart. La dernière phrase que Pasquella lui adresse : « Lascia fare a me ; ché mi ricordarò di te, quando sarà tempo ; non dubitare10 », annonce le sort cruel de ce personnage, victime des autres, mais surtout de lui-même, de sa vanité et de tous ses autres défauts.
L’Amor costante
12Un traitement bien différent est réservé aux personnages espagnols dans L’Amor costante. On est en 1536 et le contexte de l’époque est tout autre. Charles Quint est arrivé en Italie après la victoire remportée à Tunis et étant passé par Naples, puis par Rome, il prépare son entrée solennelle à Sienne. Les autorités de la cité se tournent vers l’Académie des Intronati et précisément vers un de ses membres, Alessandro Piccolomini, lo Stordito, à qui il est demandé d’écrire et de faire jouer une comédie de circonstance pour l’Empereur et sa suite11.
13La tâche confiée à Piccolomini et aux Intronati était très délicate pour deux raisons : il fallait, d’un côté, témoigner des bonnes dispositions de la cité à l’égard de l’Empereur par le biais d’une représentation théâtrale et, de l’autre, rendre compréhensible l’intrigue de la comédie à un public composé d’Espagnols et de Toscans, chacun parlant sa langue. Les deux problèmes seront résolus par le recours à l’artifice d’un prologue dialogué.
14Le premier personnage qui entre en scène est, en effet, un Espagnol, qui manifeste son étonnement et toute son admiration pour la richesse du décor dans lequel il se trouve. Le premier effet recherché est d’attirer l’attention du public sur les efforts accomplis par les Siennois : grâce aux accents admiratifs de l’Espagnol sur scène, ses compatriotes dans la salle ne peuvent que reconnaître et admirer la splendeur, si opportunément soulignée, des lieux et de l’apparat. L’entrée en scène d’un autre personnage, Prologue, chargé de raconter les faits antérieurs à la comédie, place l’action dans une perspective plus concrète. Le dialogue qui s’instaure entre l’Espagnol et Prologue permet de surmonter la difficulté linguistique, puisque l’un raconte, tandis que l’autre traduit. L’artifice, comme l’a indiqué Daniele Seragnoli, au-delà de la solution qu’il apporte au problème linguistique, a surtout le but d’exprimer les bonnes intentions de la cité par l’union symbolique entre la salle et la scène12. Cette union sera d’ailleurs rappelée et davantage soulignée à la fin du prologue, lorsque l’Espagnol se voit confier un rôle dans la comédie, celui du Capitaine Francisco.
15Ainsi l’Espagnol, qui au début de la comédie était censé être un spectateur arrivé par hasard sur la scène, franchit-il la barrière imaginaire qui par convention sépare scène et parterre, et par là même il passe d’un rôle de spectateur à un rôle d’acteur13. La solution proposée à la fin du prologue a une portée fondamentale, parce qu’en admettant l’Espagnol parmi les personnages de la comédie, elle symbolise les bonnes dispositions et l’hommage de l’aristocratie intellectuelle siennoise à l’égard de l’Espagne et de l’Empereur. Pendant tout le déroulement de la comédie, l’Espagnol, devenu Capitan Francisco, gardera cette fonction d’interprète et donc de lien entre les deux composantes du public.
16Dans cette comédie, le registre linguistique attribué à chaque personnage espagnol est le signe révélateur du degré d’intégration, plus ou moins marqué, dans la vie et la société toscanes. Les protagonistes espagnols de naissance, mais installés à Pise depuis longtemps, s’expriment dans un toscan parfait. Le Capitaine Francisco, quant à lui, parle un espagnol correct, avec juste de temps à autre des exclamations pittoresques, bien loin de la langue « macaronique » parlée par Giglio dans Gli Ingannati.
17Malgré le caractère diplomatique de la mise en scène de L’Amor Costante, il serait hâtif de considérer que toute satire de l’Espagne en est absente. Puisqu’une satire directe était impossible, Piccolomini et les Intronati transfèrent les défauts et les caractéristiques négatives traditionnellement attribués aux Espagnols sur un autre personnage, un Napolitain dénommé Ligdonio14. L’influence manifeste de l’Espagne sur Naples est un sujet bien connu qui a été amplement traité, notamment par les études de Benedetto Croce et d’Arnold Hauser15. Différents auteurs de l’époque, rappelle Croce, établissent nettement ce rapprochement. L’Arétin en parle dans ses Ragionamenti et Trissino fait référence à un dicton populaire qui dit : « Spagna, di fuori bello e dentro la magagna. Napolitano, fuori d’oro e dentro vano16. » Un même contraste unit donc Napolitain et Espagnol dans une apparence magnifique (bello/d’oro) et une intériorité douteuse (magagna/vano).
18Les auteurs de L’Amor costante utilisent cette assimilation de l’un à l’autre pour brosser un portrait négatif de l’Espagnol, indirect certes, mais hautement significatif. Ligdonio se trouve tellement chargé de défauts qu’il en devient, plus qu’un personnage ridicule, une véritable caricature. Ses nombreux travers sont résumés par son propre serviteur, Panzana, dans une longue apostrophe au public :
Vedeste mai peggio ? Pur non credo che, se la natura volesse rifare un’altra bestiaccia simile a costui, sapesse mai ritrovarne il verso. Costui è il più vano uomo che fusse mai al mondo ; goloso che, per un buon boccone, darebbe la metà del suo e per insino al marzapanetto vuol sempre alla sua tavola ; buone carni non vi dico ; bugiardo, vantatore come Dio sa fare. […] E ‘l giorno lo spende tutto in sonettucci e in baiarelle, salvo la mattina la quale tutta consuma in lavarsi, spelarsi, perfumarsi, cavarsi e’ capei canuti uno a uno, tegnersi la barba : e oggi far l’amor con questa e domani con quella. Non sta mai fermo in un proposito e sempre poi si riduce a mescolar questa sua profumatura con il succidume di qualche fantescaccia. E forse che gli ha da essere scusato per esser giovane ? Ei si trova, se non più, quarantotto anni in sul culo, ancorché, se voi nel domandasse, so certo che direbbe che, a quest’altro mese, finisce vintinove o così17.
19Cumulant plusieurs emplois comiques, Ligdonio incarne tour à tour le pédant, qui farcit son discours de citations latines erronées, l’amoureux ridicule, le maître naïf dont le serviteur se moque, le fanfaron qui se glorifie de conquêtes imaginaires. Et, comme si tout cela n’était pas suffisant, il pêche aussi par avidité, puisque, comme il l’avoue lui-même à Panzana, il courtise Margarita, fille de Maestro Guicciardo, non par amour, mais par intérêt, car elle va hériter de la fortune de son père18.
20Finalement, Ligdonio rappelle assez précisément le personnage de Giglio de Gli Ingannati : comme Giglio, il s’exprime dans une langue pittoresque, qui vise de toute évidence à le ridiculiser et à faire rire le public ; tout comme Giglio, il a d’innombrables défauts et, comme lui, il a la prétention, impardonnable dans l’univers comique, de vouloir séduire une fille trop belle, trop jeune et trop riche pour lui.
La Pellegrina
21Après L’Amor Costante, la production théâtrale des Intronati s’interrompt pour quelque temps. Piccolomini quitte Sienne et se rend d’abord à Padoue, puis à Bologne. Entretemps la situation politique siennoise n’évolue pas dans la direction qu’il avait souhaitée. L’utopie d’une coexistence pacifique entre Siennois et Espagnols, que L’Amor Costante s’était efforcé de mettre en scène, est définitivement écartée. Avec le temps et les changements politiques, notamment le passage de Sienne sous l’autorité de Côme Ier dès avant le traité de Cateau-Cambrésis, l’Espagne n’est plus visée par les auteurs comiques. Au contraire, dans La Pellegrina, écrite par Girolamo Bargagli en 1568, Drusilla, la protagoniste espagnole, véhicule les valeurs les plus positives de la comédie19.
22Le changement de régime politique se fait sentir indirectement dans la comédie au travers de l’intérêt que portent les auteurs à la langue toscane, un intérêt auquel le dessein politique et culturel de Côme Ier n’est sans doute pas étranger. Dès son arrivée au pouvoir, Côme Ier appuie énergiquement une politique de défense et illustration de la langue vulgaire, grâce notamment aux travaux de l’Académie Florentine. La verve oratoire et la maîtrise de la langue toscane sont justement les traits qui caractérisent le personnage de Drusilla dans La Pellegrina. Bien qu’étrangère, elle parle un italien particulièrement beau pour l’avoir appris à bonne école, chez « un maître toscan »20. Cette périphrase désigne en effet Lucrezio, un jeune homme pisan dont Drusilla est amoureuse et qu’elle a épousé en secret à Valencia.
23Au lever de rideau les deux jeunes gens sont séparés. À cause d’une série de malentendus, Lucrezio croit Drusilla morte, alors que celle-ci pense que son époux l’a oubliée et qu’il s’apprête à épouser une autre femme. C’est dans cet état d’esprit qu’elle se rend à Pise en prétextant un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Pour cacher sa véritable identité, elle prend le nom de Véronica et laisse entendre qu’elle vient de Séville. Immédiatement, une légende, alimentée par la rumeur et l’imagination populaire, lui attribue des pouvoirs magiques et des talents de guérisseuse. Cette réputation de savante, voire de magicienne, lui confère un statut particulier, faisant d’elle une sorte d’oracle à qui les autres personnages s’adressent pour résoudre leurs problèmes. En réalité, Drusilla nie avoir les connaissances médicales qu’on lui prête. Elle possède, en revanche, des compétences qui relèvent d’un savoir traditionnel, transmis de génération en génération et qui s’appuie plutôt sur la connaissance des herbes médicinales21. Cette réputation confère de manière naturelle à Drusilla une position clef et lui permet de déployer ses qualités d’écoute et son habileté rhétorique face aux autres personnages, notamment Lepida, sa supposée rivale, et Lucrezio, son époux. La seule magie qu’elle connaisse et qu’elle sache utiliser magistralement pour arriver à ses fins est celle du discours. Elle joue sur et avec les mots pour manipuler les autres personnages, à commencer par Lucrezio, qui ne peut pas la reconnaître, car Drusilla est doublement déguisée. L’habit de pèlerin qu’elle porte est déjà une sorte de masque, qui dissimule toute identité et, surtout, sa renommée de savante est comme un écran, qui la protège des autres et lui permet de les observer sans être vue. Faut-il ajouter qu’aux yeux de Lucrezio elle serait une morte déguisée en vivante ? Cela est particulièrement évident dans la scène où elle rencontre Lucrezio, qui vient lui demander conseil à propos de son mariage avec une autre femme. Protégée par son déguisement et placée par son interlocuteur en position de confidente, Drusilla peut poser des questions, apprendre ce qu’elle veut savoir et modifier en conséquence par ses conseils la situation à son propre avantage. Lorsqu’elle se trouve confrontée à Lucrezio, sa principale préoccupation est de sonder les sentiments de l’homme qu’elle aime, alors même qu’elle manifeste de la compassion pour son triste sort : « Compassione vol caso certo, tanto più che dovevate aver amata prima questa giovane22. »
24Le point le plus critique de cette confrontation se situe au moment où Drusilla aborde directement le véritable enjeu de sa rencontre avec Lucrezio et où elle évoque avec lui, mais à son insu, son histoire et leur passé commun :
Voi non sète solo a provar la crudeltà della fortuna : ancor io ne sento la mia parte. Ché a pena aveva preso un marito tutto secondo il cuor mio, e l’iniqua sorte me n’ha privata ; e per sua colpa mi trovo in così lungo pellegrinaggio e mi era fermata qui per rinvenire una mia cara gioia e di gran valuta. Ma per quello che intendo, ho perduto i miei passi23.
25Le dialogue ne peut que s’achever sur la suspension du discours, l’ellipse, sur tout ce que Drusilla voudrait mais ne peut pas dire. Ces sous-entendus évocateurs instaurent cependant un climat pesant entre les deux personnages et donne forme à une pensée qui conduit Lucrezio sur le chemin de la vérité, même si en cet instant il est encore loin de reconnaître Drusilla :
Come mi ha conturbato e delettato insieme il parlar con costei, ché mi è paruto in quelli accenti e ‘n quel volto ch’ella abbia non so che di quella benedetta anima di Drusilla24.
26Œuvre de la deuxième génération des Intronati et dernière comédie de l’Académie, La Pellegrina témoigne de l’ambition de Girolamo Bargagli de se placer dans le fil d’une tradition commencée une quarantaine d’années plus tôt. Le pathétique de l’intrigue la place dans le sillage de la comédie larmoyante, inaugurée par L’Amor Costante et qui préfigure la tragi-comédie25. Malgré tout, cette comédie occupe une place particulière dans leur répertoire. L’action, à proprement parler, est quasiment absente de la comédie. L’intrigue elle-même prend appui sur des faits antérieurs au lever de rideau. Le déroulement du mécanisme théâtral repose uniquement sur la perception que les personnages ont les uns des autres et c’est le discours, notamment celui de Drusilla, qui modifie cette perception et, de ce point de vue, on pourrait qualifier La Pellegrina de « comédie rhétorique26 ». On pourrait dire aussi que La Pellegrina, avec un mariage entre un Toscan et une Espagnole, réalise enfin l’utopie imaginée dans L’Amor Costante. Si tout au long de la production des Intronati une union semblable a été souvent évoquée, notamment dans L’Ortensio quelques années plus tôt, en 156027, finalement elle avait toujours été écartée, d’une manière ou d’une autre. Dans La Pellegrina, elle devient effective et constitue même le point de départ de la comédie.
27Le parti pris de la mauvaise réputation du personnage espagnol appartient désormais au passé. On peut dire, en revanche, que dans La Pellegrina la réputation, tout court, qui devance et accompagne les déplacements de Drusilla est partie intégrante du stratagème de reconquête de l’homme aimé. Cette réputation se construit sur le pouvoir de séduction d’un savoir qui inquiète autant qu’il fascine. Derrière elle on ne peut manquer de voir une évocation implicite des valeurs de la Renaissance et une mise en exergue de l’attrait que la connaissance et la maîtrise de la langue exercent sur le public.
Notes
1 Sur la situation à Sienne dans la première partie du siècle, voir entre autres, A. Pecci, Memorie storico-critiche della città di Siena, Siena, Cantagalli, 1988 ; D. Langton, Histoire de Sienne, Paris, H. Laurens, 1914 ; A. D’Addario, Il problema senese nella storia italiana della prima metà del Cinquecento, Firenze, Le Monnier, 1958 ; A. Pecchioli, La Repubblica di Siena, Roma, Editalia 1976 ; A. K. Chiancone Isaacs, « Impero, Francia, Medici, Orientamenti politici e gruppi sociali a Siena nel primo Cinquecento », Firenze e la Toscana dei Medici nell’Europa del Cinquecento, Firenze, Olschki, vol. I, p. 249-270 ; M. Ascheri, Siena nel Rinascimento : istituzioni e sistema politico, Siena, Il Leccio, 1985 ; F. Glénisson-Delannée, « Esprit de faction, sensibilité municipale et aspirations régionales à Sienne entre 1525 et 1559 », Quêtes d’une identité collective chez les Italiens de la Renaissance, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1990, vol. 18, p. 175-308 ; F. Landi, Gli ultimi anni della repubblica di Siena (1525-1555), Siena, Cantagalli, 1994 ; Storia di Siena. Dalle origini alla Repubblica, a cura di R. Brazanti, G. Catoni, M. De Gregorio, Siena, Alsaba, 1996 ; L’ultimo secolo della Repubblica di Siena. Politica e istituzioni, economia e società, a cura di M. Aschieri, F. Nevola, Siena, Accademia degli Intronati, 2007.
2 C’est le cas d’Alessandro Piccolomini, un des personnages les plus représentatifs de la culture et de la vie siennoises de l’époque. Sur son œuvre et ses relations avec les personnages les plus importants de son temps, voir Alessandro Piccolomini (1508-1579). Un siennois à la croisée des genres et des savoirs, Actes du colloque International (Paris, 23-25 septembre 2010), réunis et présenté par M. F. Piéjus, M. Plaisance, M. Residori, Paris, Université Sorbonne Nouvelle, 2011. Sur les prises de position politique d’A. Piccolomini voir, dans ce même volume, J. C. D’Amico, « Alessandro Piccolomini et la liberté de Sienne », p. 83-98. Voir aussi M. Celse, « Alessandro Piccolomini, l’homme du ralliement », A. Rochon (éd.), Les écrivains et le pouvoir en Italie à l’époque de la Renaissance, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1973, vol. II, p. 7-76.
3 Sur l’occasion et les conditions de la représentation de la comédie, voir M. Pieri, « Introduzione », Intronati, Gl’ Ingannati, Siena, 2009, p. 11-30.
4 Sur la politique culturelle de l’académie des Intronati, voir L. Riccò, Giuoco e teatro nelle veglie senesi, Roma, Bulzoni, 1993. Du même auteur voir aussi La « Miniera » Accademica : pedagogia, editoria, palcoscenico nella Siena del Cinquecento, Roma, Bulzoni, 2002.
5 « Ainsi donc on ne peut plus t’appeler vierge ? » ; « Je n’ai pas perdu le droit de m’appeler vierge, surtout dans cette ville, pour le reste il faut demander aux Espagnols qui m’ont gardée prisonnière à Rome », Intronati, Gl’ Ingannati, op. cit., I, 3, p. 52.
6 « Je ne veux rien avoir à faire avec les Espagnols. Vous êtes comme les mouches, vous mordez ou vous embêtez les autres ; et vous faites comme le charbon, qui ou brûle ou noircit ; nous en avons l’habitude, pour notre malheur ! Et on vous connaît bien, que Dieu nous protège, et il n’y a rien à gagner avec vous », ibid., II, 3, p. 80.
7 « (Sur ma vie, celle-ci est la vieille qui a la chance de servir la plus belle fille de cette ville. Ah, si je pouvais lui dire deux mots sans témoins ! Je jure sur la virginité de tous les prêtres de Rome que je la ferais crier comme une chatte au mois de janvier. Mais je vais voir si je peux, avec quelques flatteries, me mettre d’accord avec cette vieille entremetteuse afin d’obtenir quelque chose d’elle). Bonjour madame Pasquella, élégante et gentille. D’où venez-vous de si bonne heure ? », ibid., p. 78.
8 Ibid., IV, 6, p. 152.
9 Voir B. Concolino Mancini, « Travestimenti, inganni e scambi nella commedia del Cinquecento », Atti dell’Istituto veneto di Scienze lettere ed Arti, Venezia, Tome CXLVII (1988-89), p. 199-228.
10 « Laisse-moi faire, je me souviendrai de toi le moment venu. Ne t’inquiète pas », op. cit., V, 4, p. 176.
11 Alessandro Piccolomini était l’un des membres les plus productifs de l’Académie. Sur sa vie, voir F. Cerreta, Alessandro Piccolomini, letterato e filosofo senese del Cinquecento, Siena, Accademia Senese degli Intronati, 1960. Sur son œuvre dramaturgique, voir D. Seragnoli, Il teatro a Siena nel Cinquecento, Roma, Bulzoni, 1980 ; N. Newbegin, « Piccolomini drammaturgo sperimentale ? », Alessandro Piccolomini, op. cit., p. 155-170. Voir aussi, du même auteur, la préface à A. Piccolomini, L’Amor Costante, Bologna, Forni, 1990. Comme le rappelle N. Newbigin, la comédie, finalement, ne sera pas jouée, en raison de problèmes d’organisation et d’ordre économique (« Piccolomini drammaturgo », art. cit., p. 158-159). Cela n’enlève rien néanmoins à la portée politique et diplomatique du texte.
12 Voir D. Seragnoli, Il teatro a Siena nel Cinqucento, op. cit., p. 28-29.
13 Voir B. Concolino Mancini, « Faux semblants : sguardi e malintesi nel teatro del ‘500 », L’occhio, il volto. Per un’antropologia dello sguardo, a cura di F. Zambon e F. Rosa, Trento, Università di Trento, 1990, p. 123-133.
14 Voir B. Concolino Mancini, « La caricature de l’Espagnol au travers du personnage napolitain dans la comédie siennoise », Problèmes interculturels en Europe (xve-xviie siècles), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998, p. 255-263.
15 Voir A. Hauser, Storia sociale dell’arte, Torino, Einaudi, 1974, vol. I ; B. Croce, « Le cerimonie spagnuole in Italia », La Spagna nella vita italiana durante la Rinascenza, Bari, Laterza, 1968, p. 181-209.
16 « Espagne, beau dehors et trompeur dedans / Napolitain, doré à l’extérieur et vide à l’intérieur ». Voir B. Croce, « Il tipo del napoletano nella commedia », Saggi sulla Letteratura Italiana del Seicento, Bari, Laterza, 1962, p. 260-262.
17 « Avez-vous jamais vu pire ? Je ne crois pas que si la nature voulait refaire une autre bête semblable à celle-ci, elle puisse jamais y parvenir. Celui-ci est l’homme le plus inutile qu’il y ait au monde. Il est gourmand, au point qu’il donnerait la moitié de ce qu’il a pour un bon plat et chaque jour il veut un repas complet jusqu’au massepain ; bon vivant, je ne vous dis même pas ; menteur, vantard, comme seulement Dieu sait en faire […]. Et il passe toute sa journée à composer des sonnets, sauf la matinée, qu’il utilise pour se parfumer, arracher ses cheveux blanc un à un, se teindre la barbe, et faire l’amour aujourd’hui avec l’une et demain avec une autre. Il ne s’arrête jamais et il finit toujours par se retrouver à mélanger tous ses parfums avec la crasse de n’importe quelle servante. Et il n’a même pas l’excuse de la jeunesse. Il a au moins quarante-huit ans, mais, si vous lui posez la question, je parie qu’il vous dira que le mois prochain il va avoir vingt-neuf ans, tout au plus. » A. Piccolomini, Amor Costante, in Commedie del Cinquecento, a cura di N. Borsellino, Milano, Feltrinelli, 1962, vol. I, I, 4, p. 318.
18 Ibid., I, 3, p. 315.
19 La comédie sera représentée pour la première fois en 1589, à l’occasion des noces de la princesse Christine de Lorraine, nièce de Catherine de Médicis, avec Ferdinand de Médicis, grâce à l’initiative de Scipione Bargagli, frère de Girolamo, déjà mort à l’époque. Voir A. Cerreta, Introduzione à G. Bargagli, La Pellegrina, Firenze, Olschki, 1971, p. 17-18.
20 G. Bargagli, La Pellegrina, op. cit., II, 7, p. 131-132.
21 Rappelons que déjà en 1547, par ordre de Côme Ier, Luca Ghini avait créé, précisément à Pise, l’un des premiers Jardins des Simples, où l’on cultivait les herbes dans un but médicinal. Voir A. Perifano, L’alchimie à la cour de Côme Ier de’ Médicis : savoir, culture et politique, Paris, Champion, 1997.
22 « Cas véritablement émouvant, d’autant plus que vous deviez déjà aimer cette fille auparavant », G. Bargagli, La Pellegrina, op. cit., II, 7, p. 129.
23 « Vous n’êtes pas seul à subir la cruauté du destin : j’en ai eu moi aussi ma part. Car je venais à peine d’épouser l’homme que j’aimais de tout mon cœur, quand le sort inique m’en a privée : c’est à cause de lui que je me trouve devoir faire un si long pèlerinage ; et je m’étais arrêtée ici pour retrouver un grand bonheur qui m’était très cher. Mais d’après ce que j’entends, mes pas ont été inutiles », ibid., p. 131.
24 « Ô combien parler avec cette femme m’a ému et réjoui en même temps, car il m’a semblé, dans les accents de sa voix et dans son visage, qu’elle avait je ne sais quoi de cette âme bienheureuse de Drusilla », ibid., p. 132.
25 Voir N. Borsellino, « Bargagli Girolamo », Dizionario biografico degli italiani, Roma, 1964, p. 34.
26 Le maniement précieux du langage et les effets de style particulièrement recherchés véhiculés par Drusilla font de cette comédie, comme l’a souligné Nino Borsellino, un exemple de « concettismo » ante litteram. Voir N. Borsellino, Commedie del Cinquecento, op. cit., p. 31. Sur le « concettismo » dans La Pellegrina, voir B. Concolino Mancini, « Concettismo et quiproquo dans La Pellegrina de Girolamo Bargagli », Figures à l’Italienne. Métaphores, Équivoques et Pointes dans la Littérature Maniériste et Baroque, Paris, Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, 1999, p. 101-120.
27 Voir B. Concolino Mancini, « Alessandro Piccolomini et les Intronati : L’Ortensio, l’accomplissement d’une tradition », Alessandro Piccolomini, op. cit., p. 189-196.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Bianca Concolino
Université de Poitiers, FORELL
Bianca Concolino Mancini Abram est Maître de conférences en Langue et Littérature Italiennes à l’Université de Poitiers où elle dirige le Département d’Études Italiennes. Elle est membre du FoReLL (Formes et Représentations en Linguistique et Littérature) de l’Université de Poitiers et membre associé du CESR (Centre d’Études Supérieures sur la Renaissance) de l’Université François Rabelais de Tours/CNRS. Elle est spécialiste en littérature Italienne de la Renaissance. Dans ce domaine elle a travaillé sur la comédie du XVIe siècle (Machiavel, l’Arioste, Les Intronati de Sienne) et sur le rapport entre littérature et art (Michel-Ange, Benvenuto Cellini). Elle s’est aussi occupée de littérature italienne du XXe siècle (Italo Svevo, Luigi Pirandello, Alberto Moravia) et du polar italien contemporain (Andrea Camilleri). Ses derniers travaux portent sur Alberto Moravia (Le Conformiste, la Ciociara) et sur le cinéma de Pier Paolo Pasolini (Médée, Le Décameron).