Philippe II d’Espagne : construction, diffusion et renouvellement d’une légende noire (XVIe-XIXe siècle)
Résumé
Cette contribution examine les origines et le développement d’une légende noire particulièrement célèbre, celle de Philippe II d’Espagne, construite également dans le contexte des conflits politiques de son temps. Sans nier l’existence d’écrits critiques ou de rumeurs propagées dans la péninsule Ibérique au cours du règne, dans un climat qui a pu être agité, elle montre que la véritable naissance de la légende noire du roi Prudent - incluant des éléments personnels (ses mœurs et le meurtre de son fils et de son épouse) - se situe dans les Flandres, à partir de 1580, puis en Angleterre et en France, dont l’inimitié avec la monarchie espagnole atteint alors un paroxysme. L’article examine dans un second temps les raisons de la permanence d’une telle image au cours des siècles, tant en Europe, où elle se distingue par sa grande plasticité, qu’en Espagne même où elle se propage et s’intensifie aux XVIIIe et XIXe siècles, illustrant ainsi le jeu des relations entre regards extérieurs et conscience de soi auquel font référence les études sur la légende noire anti-espagnole. En raison même de sa détestable réputation et de la notoriété qui lui a été donnée, Philippe II devient dans les débats politiques et culturels l’incarnation d’une certaine Espagne et se trouve au centre d’une réflexion identitaire passionnée.
Abstract
This contribution examines the origins and development of a particularly famous black legend, that of Philipp II of Spain, born of the political conflicts of its time. Taking into account the critical writings and rumours propagated on the Iberic penisula during his reign, in an agitated context, this article shows that the proper birth of the black legend of the Prudent King (his customs, and the murder of his son and wife), originated in Flanders around 1580, then in England and France, when the hostility with the Spanish monarchy reached a paroxysm. The articles then turns to the reasons behind it and the durability of such an image through the centuries in Europe, where it was very malleable and adaptable, as well as in Spain itself where it greatly spread and even intensified in the eighteenth and nineteenth centuries : it illustrates the play of relations between the exterior gaze and a certain self-consciousness as the studies on the black anti-hispanic legend show. Because of the fame of his foul reputation, Philipp II became in political and cultural debates the incarnation of a certain Spain and found himself at the centre of a passionate reflexion on self-identity.
Table des matières
Texte intégral
1Philippe II est sans doute, de tous les monarques espagnols, celui qui a eu le plus de détracteurs. Certes, plus d’un roi wisigoth est pourvu d’une fâcheuse réputation et plusieurs membres des dynasties qui se sont succédé tout au long de l’histoire de l’Espagne médiévale et moderne sont encore pourvus d’une image déplaisante, que l’on songe aux Trastamare dépeints comme des rois faibles soumis à l’influence de leurs favoris ou aux « Austrias menores » en butte de leur temps à des critiques qui ont laissé une trace dans l’historiographie1. Philippe II n’est pas non plus le seul exemple de monarque taxé de tyrannie : le royaume de Castille a eu, en la personne de Pierre Ier, dit « le Cruel », un roi dont la mort a pu être vue comme un tyrannicide. Si Philippe II se distingue en matière de mauvaise réputation, c’est par la dimension européenne que prit dès ses débuts cette image sombre de sa personne et de ses actions, par la variété de ses composantes, et par son exceptionnelle longévité. De nos jours encore, cette image si puissante qu’elle a mérité le nom de « légende noire anti-philippine » suscite des controverses entre les historiens et alimente des écrits prétendant révéler toute la vérité sur la vie et le caractère du monarque, y compris ses pensées intimes, à en juger par leurs titres affriolants. Du Visage caché de Philippe II2 à Philippe II : un visage, un roi, une conscience3, de Moi, Philippe II. Les confessions du roi au docteur Francisco Terrones4, à la Vie intime de Philippe II, ses épouses et ses enfants5, récit autobiographique dans lequel le roi se confesse directement au lecteur, on continue d’écrire abondamment sur le roi Prudent à l’époque contemporaine.
2Il s’agira ici, en nous appuyant sur un certain nombre de travaux antérieurs – sans prétendre pour autant avoir embrassé tous ceux qui existent –, d’examiner les conditions de construction et de propagation de cette légende noire particulièrement durable, et de montrer comment elle a pu se transmettre et se renouveler au cours des siècles, y compris en Espagne même.
Genèse d’une légende noire
3Ricardo García Cárcel, dans son ouvrage marquant de 1992 et dans plusieurs articles publiés depuis cette date6, s’inscrit en faux contre la thèse de Julián Juderías qui, dans son livre pionnier publié au début du XXe siècle7, dénonçait les mauvais procédés des étrangers à l’égard de l’Espagne, reliait la naissance de la « légende noire » antiespagnole aux rancœurs et aux jalousies provoquées par les succès de la monarchie et qualifiait les accusations proférées par les ennemis de celle-ci de fantaisistes et « fantastiques ». R. García Cárcel, lui, estime que ces accusations ne sont en rien « fantastiques » mais au contraire rationnellement explicables – liées à la politique de la monarchie espagnole, à son expansion et aux conflits entretenus avec d’autres États – et par ailleurs qu’elles ne furent pas le fait des seuls étrangers puisque les Espagnols eux-mêmes ont dénoncé les excès, les abus ou les travers de la monarchie et de sa politique.
4Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est que selon lui, cette explication des circonstances de la naissance de la légende noire, à laquelle on peut souscrire sans peine en ce qui concerne la conquête du Nouveau monde par exemple, en pensant à Las Casas, vaudrait aussi pour la réputation de Philippe II : elle serait née sous son règne, et de l’intérieur8. D’autres études s’efforcent de démontrer la même chose, et l’on constate une tendance à rechercher des écrits espagnols appartenant à des registres différents et contenant des critiques à l’égard du roi ou de sa politique.
À la recherche de racines espagnoles de la légende noire anti-philippine
5Toutefois, on ne peut éviter de remarquer que ces études citent toujours les mêmes documents, en exagérant peut-être leur importance et leur diffusion. Certains de ces écrits espagnols ne datent d’ailleurs pas vraiment du règne de Philippe II, mais circulèrent dans les années qui suivirent sa mort en 1598, des années qui sont celles d’une véritable damnatio memoriæ. Ce phénomène s’explique par les relations difficiles entre le roi Prudent et son fils qui lui a succédé, par le jeu des factions à la cour et par le désir du clan nobiliaire entourant le duc de Lerma, favori tout-puissant, de marquer dès les débuts du nouveau règne une distance avec le style de gouvernement du règne précédent. De fait, un des textes les plus cités, qui dénonce « le gouvernement ignorant et confus9 » de Philippe II et le compare gentiment à Néron10, a été rédigé juste après la mort du roi et son auteur, Ibáñez de Santa Cruz, était une créature du duc de Lerma (il fut naturellement désavoué comme il convenait).
6Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’écrits critiques rédigés véritablement pendant le règne de Philippe II. Ainsi, plusieurs historiens, de Henry Kamen à Fernando Bouza, mentionnent un mémoire adressé au roi probablement en 1577, attribué à son aumônier don Luis Manrique11, et dans lequel on avertit le roi, pour son bien, des rumeurs qui courent sur sa manière de gouverner : on lui reproche essentiellement de traiter les affaires par écrit, de ne pas accorder audience, de ne pas paraître en personne. Ces mêmes remarques apparaissent avec une certaine fréquence dans des correspondances privées de proches du roi bien au fait de ses habitudes, tel le comte de Portoalegre12 : la minutie de Philippe II, occasionnant des longueurs ou des retards dans le traitement des affaires grandes ou petites, y est parfois attribuée à un désir excessif de tout contrôler et sa manière d’annoter inlassablement rapports et consultes suscite l’étonnement et le blâme, puisqu’elle s’écarte des obligations royales telles que les énonçait jusque là la littérature doctrinale.
7Ces caractéristiques ont donc vraisemblablement marqué les contemporains, et elles étaient certainement bien connues hors d’Espagne : on en trouve trace dans les rapports en général peu charitables des ambassadeurs vénitiens13, et même, au moment le plus vif du conflit avec la France, dans les années 1590, dans la Satyre Ménippée, texte anonyme paru en 1594 qui brocarde tout à la fois les Espagnols et leur monarque, dépeint comme un « roi casanier », gouvernant à distance grâce à une drogue appelée le « catholicon d’Espagne », imprégnant ses écrits et censée endormir la volonté14.
8Arrêtons-nous un instant sur cette question du confinement volontaire du roi, et de la distance qu’il instaure non seulement vis-à-vis de ses sujets ordinaires mais aussi de sa cour ou des membres des conseils. Il y a là en fait deux caractéristiques qui se rejoignent : le « rey papelero » (roi paperassier) est en même temps le « rey oculto » (le roi caché, une caractérisation qui sera aussi employée pour les successeurs de Philippe II, afin de souligner les manœuvres de validos désireux d’accaparer l’attention et la confiance du roi). Il est douteux que les contemporains – et même les observateurs étrangers les plus caustiques – aient donné à ce comportement des explications de type « psychologique » ou « caractériologique », pour reprendre une expression de Fernando Bouza15, telles que celles qui ont fleuri dans les siècles suivants (au XIXe siècle notamment, et jusqu’à nos jours chez certains historiens qui se sont laissés aller à émettre un jugement ou un diagnostic sur l’état mental de Philippe II – Geoffrey Parker en laisse entrevoir quelques exemples16).
9De fait, il conviendrait de se demander jusqu’à quel point ce comportement imputé à Philippe II était mis en relation avec sa personne ; peut-être y a-t-il dans les remarques parfois acerbes ou les mises en garde de son entourage une réaction contre l’étiquette bourguignonne introduite à la cour d’Espagne depuis 154817, et contre une nouvelle orientation de l’art de gouverner qui récusait la trop grande familiarité avec les sujets, vue comme une menace pour la dignité royale18. Par ailleurs, les reproches formulés ne dépassent pas certaines limites. Si gouverner par la plume et le papier était une nouveauté au XVIe siècle, ne pas se montrer à ses sujets constituait encore un trait potentiellement exploitable pour un portrait du roi en tyran : il suffisait de rappeler que le tyran, qui domine par la peur, se cache de ses sujets parce qu’il craint pour sa vie, et ne s’entoure que de mercenaires chargés de le protéger. La question est de savoir si le comportement de Philippe II était interprété de la sorte dans les écrits espagnols de son temps. Or, il ne nous semble pas que les textes mentionnés plus haut aient poussé les choses si loin.
10Une accusation de tyrannie est pourtant bien suggérée dans certains écrits mais avec d’autres arguments qui tiennent à la politique de la couronne et au poids croissant de la fiscalité. C’est le cas des « songes prophétiques » d’une jeune fille nommée Lucrecia de León, qui étaient en réalité une supercherie, cette jeune fille étant sous la coupe d’un petit groupe d’opposants. Cela se passait à une période où les effets des guerres incessantes se faisaient sentir en Castille, en 1588, avant et après l’échec de l’entreprise de l’Armada – que Lucrèce avait, paraît-il, prophétisé. Le contenu des prétendus songes a été analysé par Richard Kagan19, puis par Julián Durán20 : Philippe II y apparaît sous les traits du mauvais berger qui laisse ses brebis à la merci des loups ; il est aussi assimilé au malheureux roi Rodrigue, dont les péchés suscitèrent la colère de Dieu et amenèrent la chute de la monarchie wisigothique.
11Si ces prophéties – qui ne sont sans doute pas isolées – révèlent la présence indéniable d’un discours d’opposition à Philippe II, il faut peut-être relativiser leur portée, en tout cas hors d’un petit cercle castillan. Même chose pour les sermons21 et les textes satiriques dont on connaît ou suppose l’existence – Ricardo García Cárcel, faisant allusion à l’étude consacrée par Teófanes Egido aux satires dans l’Espagne classique et au creux constaté pour le règne de Philippe II, déclare avec optimisme qu’il faudrait « remplir l’apparent vide prolongé de la littérature satirique pour le règne de Philippe II par des découvertes documentaires ».
12On aura plus de chances de rencontrer une image tyrannique du roi dans les écrits produits lors d’événements particuliers qui concernent non pas le cœur de la monarchie, le royaume de Castille, mais la couronne d’Aragon. Et de fait, Jesús Gascón Pérez, qui a consacré de nombreuses études aux événements de 1591 – les « altérations » de Saragosse – et à l’historiographie sur ce sujet, parle d’une pluie ou d’une avalanche de libelles et de pasquins et en a publié une anthologie sous le joli titre de « La rébellion des mots22 ». Or, la plupart de ces pasquins ne s’en prennent pas au roi mais à ses conseillers ; certains emploient le lexique de la tyrannie sans fard, mais sans nommer directement Philippe II. En voici un exemple, également relevé par Xavier Gil Pujol23 :
Le roi qui en sous main tyrannise les libertés ne doit pas s’offenser des vérités si on le traite de tyran, et il ne doit pas s’étonner si le peuple, quand on lui arrache ses privilèges, les défend de ses mains, puisqu’on ne peut se fier aux nobles24.
13Quelques textes seulement se montrent plus explicites : dans un pasquin qui apparut le jour de la sainte Madeleine, en 1592, et où le roi est nommément cité, on le dit plus cruel encore qu’Hérode qui a ordonné le massacre des innocents pour se protéger et conserver son trône, tandis que les Aragonais n’avaient rien fait à Philippe II.
14Quant au Portugal, annexé en 1580, certainement, pamphlets et pasquins ne manquèrent pas, surtout au moment des tentatives faites par Antoine, prieur de Crato, pour monter sur le trône avec l’appui des Anglais dans les années 1590 (en 1593 se produisirent les « alteraciones de Beja », puis en 1596, après la mort à Paris d’Antoine, la « révolte des Anglais »), mais ces pasquins qui incitaient le peuple à se soulever pour déposer Philippe II semblent être restés assez pudiques selon les travaux de Fernando Bouza25.
15Tout cela montre que dans la péninsule Ibérique – en Castille mais surtout en Aragon, et certainement au Portugal au moment de l’annexion – les critiques à l’endroit de la politique menée par la monarchie ne manquaient pas, et que le roi lui-même pouvait être plus ou moins ouvertement traité de tyran, en général pour défendre des « libertés » que l’on jugeait attaquées. Cela suffit-il à expliquer l’extraordinaire diffusion de la légende noire anti-philippine et la variété de ses composantes ? Certes, les événements d’Aragon ont eu un écho en dehors de la Péninsule, en grande partie grâce à l’ex-secrétaire du roi Antonio Pérez et aux écrits qu’il publia en France26, et l’annexion du Portugal a été diversement commentée. Ainsi, on trouve trace d’écrits un peu gênants en France et en Italie, par exemple une œuvre de Girolamo Conestaggio publiée à Gênes en 1585, qui insinue que l’annexion est due non pas tant au droit légitime de Philippe II qu’à une série de manœuvres impliquant la corruption et l’intimidation27. En outre, l’appui apporté par la France et l’Angleterre aux prétentions du prieur de Crato se traduit aussi par la publication d’écrits qui soutiennent ses droits, notamment en 1582 une Apologie du prieur de Crato publiée en français à Paris.
Les Flandres et le portrait de Philippe II en meurtrier
16Pourtant, ce qui a vraiment construit la légende noire de Philippe II – la partie la plus sombre et la plus célèbre de cette légende noire – à une échelle européenne, ce sont les écrits produits lors de la révolte des Flandres qui, commencée en 1566-68, prend un tournant irréversible dans les années 1580, à partir de la proscription de Guillaume d’Orange et de sa réponse sous la forme d’une Apologie. C’est ce texte qui fixe véritablement en 1581 la réputation tyrannique de Philippe II en lui donnant une autre envergure et en l’enrichissant de notes plus personnelles, promises à une longue carrière.
17Avant cette date, s’il existe toute une série de libelles rédigés pour soutenir la cause des Flamands révoltés contre le pouvoir espagnol, ces écrits prennent soin d’épargner la personne du roi, imputant le mauvais gouvernement et la violence de la répression à certains personnages proches du monarque et surtout au duc d’Albe, abondamment traité de tyran, et à Granvelle28. Dans l’Admonestation adressée aux habitants des Pays-Bas écrite par Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde29 au nom de Guillaume d’Orange en 1568, celui-ci feint de croire que le roi est abusé par ses conseillers et proteste de sa fidélité. Fiction classique et commune à plusieurs mouvements de rébellion, et qui permet de s’opposer aux armées du roi, voire d’évoquer le droit de résistance, tout en se disant loyal sujet. Même chose dans la lettre ouverte adressée par Guillaume à Philippe II en 1574 et dans le chant des rebelles (le Wilhemuslied, qui est aujourd’hui l’hymne national des Pays-Bas). Léon Voet estime que même dans les correspondances privées de cette époque il est difficile de trouver des accusations formelles contre le roi, en raison du climat de suspicion qui régnait et du risque énorme que supposait un délit de lèse-majesté30.
18En revanche, dans l’Apologie rédigée par un réfugié français qui a échappé à la Saint-Barthélémy, Pierre Loyseleur de Villiers, et lue devant les États généraux en décembre 1580, Philippe II est non seulement accusé ouvertement de pratiquer une politique « machiavélienne » et hypocrite, mais c’est sa personne et sa vie « privée » (si tant est qu’un monarque en ait une) qui sont attaquées.
19Précisons que Philippe II reçoit là le juste salaire de son propre acharnement contre la personne et les mœurs de Guillaume d’Orange, mises en cause dans l’édit de proscription rédigé en 1580 sous l’égide de Granvelle : après avoir rappelé les bienfaits qui lui avaient été accordés par l’empereur puis par son fils, l’édit accusait Guillaume de complot, de dissidence et de tyrannie et le fustigeait pour avoir, du vivant de son épouse, perverti « une abbesse » – allusion aux relations du prince d’Orange avec Charlotte de Montpensier qui, bien que catholique de naissance (et effectivement abbesse à 18 ans), s’était convertie au calvinisme en 1571 et était devenue en 1575 la seconde épouse de Guillaume, fraîchement divorcé de sa première femme Anne de Saxe31. Ces diverses accusations permettaient de proscrire Guillaume, « peste publique chrétienne » et « ennemi du genre humain », et de féliciter par avance tout sujet qui jugerait bon de livrer ledit ennemi « mort ou vif ».
20En retour, Guillaume s’indignait dans l’Apologie de ce qu’on osât lui reprocher son second mariage, parfaitement honnête et légitime, alors que le roi d’Espagne était coupable de bien pire, étant tout à la fois incestueux (car il avait épousé en quatrièmes noces sa nièce), infanticide et meurtrier de sa précédente épouse. L’accusation d’inceste permettait de toucher aussi le pape, qui avait accordé la dispense nécessaire ; mais ce qui peut paraître curieux, c’est que ce remariage32 était présenté comme le but en vue duquel Philippe II s’était débarrassé de sa troisième épouse, Isabelle de Valois, et aussi de son fils don Carlos, afin que l’absence d’héritier mâle (et donc la nécessité d’en avoir un autre) fût un argument à présenter au pape.
21Ajoutons, pour compliquer l’affaire, que selon l’Apologie don Carlos était en fait illégitime, car né d’un mariage qui était illégal : Philippe II, lorsqu’il avait épousé l’infante du Portugal qui devait donner naissance à cet enfant, était déjà marié secrètement à Isabel Osorio, dont il aurait eu de surcroît plusieurs enfants. La bigamie s’ajoutait donc aux crimes de Philippe II, qui était aussi coupable de plus d’un adultère. Pour faire bonne mesure, l’Apologie s’attaquait à la légitimité de Philippe II lui-même, en tant que descendant d’un bâtard porté sur le trône de Castille par le meurtre de son demi-frère : on reconnaît là une allusion à Henri de Trastamare, qui devint roi de Castille après avoir disposé en 1369 de Pierre Ier, présenté comme un tyran. Ce rappel des origines de la dynastie Trastamare, qui peut paraître incongru, avait bien sûr une utilité. Il permettait de conclure :
Si à ce titre Philippe tient la Castille, pourquoi ne voit-il pas qu’on le peut chausser à la mesme mesure qu’il chausse les autres ? Et si jamais il n’y a eu plus cruel tyran, qui ait plus violé, plus superbement et avec moins de pudeur rompu la foi jurée, que Philippe, ne sera-t-il pas plus indigne de porter la couronne de Castille que don Pedro ? Car pour le moins don Pedro n’étoist incestueux, ni parricide, ni homicide de sa femme33.
22À voir car, précisément, dans la panoplie des crimes imputés à Pierre Ier le Cruel, on trouve l’accusation d’avoir fait mourir son épouse Blanche de Bourbon, après l’avoir abandonnée pour se remarier … En fait, on constate que les accusations visant les mœurs d’un roi qu’on veut peindre en tyran sont assez communes ; pour rester dans la péninsule Ibérique, on peut aussi rappeler l’exemple d’Henri IV de Castille, prédécesseur des Rois Catholiques, dont certaines chroniques font un véritable monstre en raison de ses goûts dépravés34.
23On comprend ainsi que les motifs personnels dans l’Apologie n’étaient pas là seulement pour enjoliver le portrait de Philippe II : ils avaient une utilité immédiate. À partir des années 1580 on assiste donc dans les Flandres à un déferlement d’attaques violentes contre la personne de Philippe II, qui viennent compléter les attaques plus classiques basées sur les liens du monarque avec l’Inquisition et qui adoptent des formes diverses, l’écrit mais aussi l’image – ainsi, Fernando Bouza fait allusion à une gravure montrant le roi entouré de moines et d’inquisiteurs, qui lui offrent des conseils ou lui dictent sa conduite35.
24De nombreuses études ont signalé l’extraordinaire diffusion qui fut donnée à ces attaques : en raison de la force de frappe des ateliers flamands, tout d’abord, mais surtout parce que les pamphlets et en premier lieu l’Apologie de Guillaume d’Orange ont été très vite traduits. L’Apologie est publiée à Leyde en 1581 et diffusée en plusieurs langues dans toute l’Europe : pour la seule année 1581, on compte 2 éditions en néerlandais, 5 en français, une en latin, une en allemand, et une en anglais. D’autres suivront. La projection de ces écrits en Angleterre, en France, en Allemagne, était assurée. L’Angleterre et la France étant bientôt en conflit avec la monarchie espagnole, le terrain était favorable36.
Une projection européenne
25L’implication de la monarchie espagnole dans la crise de succession en France, après la mort du roi Henri III assassiné en 1589, et la déclaration de la candidature au trône de l’infante Isabelle Claire Eugénie, née du troisième mariage de Philippe II avec Isabelle de Valois, en 1593, ont provoqué une recrudescence des attaques à la fois contre les Espagnols et contre Philippe II37. Auparavant, et même si l’on suspectait l’intervention du roi d’Espagne dans les guerres de religion, l’agressivité se projetait surtout contre la reine Catherine de Médicis.
26La France joue donc un rôle clé dans la propagation et la résonnance des divers éléments de la légende noire, comme en convient Ricardo García Cárcel : « Le français fut la langue la plus hostile à Philippe II, écrit-il, et les principales critiques envers le roi n’eurent pas d’impact effectif jusqu’à leur publication dans cette langue38. » On retrouve dans les écrits français différentes facettes de Philippe II : le roi « paperassier », le roi abusif piétinant les lois et les libertés de ses sujets (allusion aux événements d’Aragon), le roi hypocrite et machiavélien se servant de prétextes pour dominer et conquérir (écho de l’annexion du Portugal), et enfin le roi enclin à la luxure, à l’adultère, à la bigamie, et pour couronner le tout, coupable de plusieurs meurtres : ceux de son épouse et de son fils, sans oublier l’assassinat de Guillaume d’Orange39 perpétré en 1584 (sous l’influence de la fameuse drogue, le « Catholicon d’Espagne », que le roi « affine en son Escorial », selon la Satyre Ménippée) et celui du roi de France Henri III en 1589. Un véritable monstre, en somme.
27La diffusion de ces textes est importante : la Satyre Ménippée notamment, qui a d’abord circulé sous forme manuscrite, « sous le manteau », à Paris au cours de l’année 1593, juste après la convocation des États généraux en février, est publiée pour la première fois probablement en 1594 (à Tours), puis on connaît une édition dite « de Turin » et plusieurs éditions parisiennes, avec des variantes dans le corps du texte, le titre, ou les pièces liminaires, et dès 1595 une traduction anglaise est publiée à Londres40.
28Ainsi les divers éléments de la légende noire se sont-ils agglutinés et noués hors d’Espagne, parfois avec la collaboration de sujets espagnols du roi – on pense évidemment à Antonio Pérez, mais son importance est quelquefois relativisée, car il n’a fait que confirmer, ou plutôt laisser entendre, des accusations qui avaient déjà été portées, il n’a donc pas eu l’initiative41. On pourra faire valoir que les Flamands rebelles étaient bel et bien des sujets de Philippe II, mais c’est bien dans le nord de l’Europe que le portrait du roi en tyran et en monstre atteint son apogée dans les vingt dernières années du règne. Par ailleurs, et quant à la circulation de ces accusations, si la révolte des Flandres a eu des échos dans la Péninsule et en particulier dans des écrits portugais où les Flamands qui ont rejeté la souveraineté de Philippe II sont cités en exemple, ces textes portugais ne reprennent pas les accusations les plus fortes contre le roi.
Permanence et renouvellement de la légende noire anti-philippine
29Reste maintenant à tenter de comprendre comment l’image la plus sombre de Philippe II, construite pour répondre à un contexte particulier, a pu connaître une telle longévité et susciter encore cinq siècles après des controverses parfois animées entre historiens.
Les failles de la défense et apologie de Philippe II en Espagne
30Ce qui explique l’enracinement de l’image négative du roi, selon plusieurs études, c’est en premier lieu un déficit de publications apologétiques de la part des Espagnols : non pas qu’elles aient été totalement absentes, mais on constaterait un déséquilibre flagrant.
31À dire vrai, on a un peu de mal à croire que Philippe II ait négligé cette arme puissante qu’était la « communication » par l’écrit ou l’image. Les travaux de Fernando Bouza entre autres montrent un véritable déploiement de moyens au service de la politique philippine, y compris dans les Flandres grâce aux ateliers de Plantin42, et en France grâce aux efforts de la Ligue43. Pourtant, le même auteur concède que les écrits et images présentant le roi comme un defensor fidei ont sans doute eu moins d’efficacité que les productions de ses opposants44, et c’est aussi la conclusion à laquelle parvient Ingrid Schulze Schneider45. Peer Schmidt pour sa part note qu’il y avait à la cour de Vienne, donc dans une cour amie, assez peu de publications favorables à la politique de Philippe II, et que le roi avait conscience d’être la cible d’attaques répandues au cœur même du Saint-Empire, et s’en désolait46.
32Quant aux textes historiographiques, il est exact qu’ils furent tardifs. Selon Henry Kamen47 et Richard Kagan48, cette lacune, qui laissa le champ libre aux ennemis du roi et de la monarchie, viendrait de l’attitude de Philippe II lui-même, le roi s’étant longtemps montré réticent à ce que l’on écrivît l’histoire de son règne. Les chroniqueurs appointés par la couronne furent choisis pour rédiger plutôt une histoire antique de l’Espagne (c’est le cas d’Ambrosio de Morales, nommé en 1565 pour continuer l’histoire générale commencée par Florián de Ocampo). Si Philippe II se soucia de faire réunir tous les documents nécessaires à une histoire de son règne49, il entendait laisser aux générations futures le soin de l’écrire, refusant qu’elle soit composée de son vivant. R. Kagan voit à cette répugnance des raisons spirituelles (le rejet de toute vanité) ou plus intellectuelles : la haute estime du roi pour l’histoire impliquant la nécessité d’une distance par rapport aux événements. Pourtant, il ajoute que la conscience d’être vilipendé à l’extérieur de la Péninsule amena le roi à céder aux instances de ses proches conseillers dans les dernières années du règne50. Ce revirement tardif donnera lieu à l’œuvre monumentale rédigée par Antonio de Herrera51, qui place la monarchie espagnole au cœur de l’histoire du monde (sans faire toutefois le portrait du monarque), mais elle ne sera publiée qu’en 160152. C’est seulement à la mort du roi que des écrits apologétiques s’emploieront à exalter la quasi sainteté du roi Prudent et toutes ses vertus morales, dans toutes ses possessions et dans diverses langues53, trop tard pour corriger les effets de la négligence antérieure.
33Cette explication, pour plausible qu’elle soit, est tout de même insuffisante. Dans d’autres cas en effet, l’absence ou le retard d’une historiographie favorable n’a pas eu les mêmes conséquences. Ainsi, malgré le nombre de chroniqueurs dont s’entoura Charles Quint, aucune chronique de son règne ne fut publiée de son vivant en langue espagnole, et il a fallu attendre le tout début du XVIIe siècle pour voir paraître la première chronique complète du règne, celle de Prudencio de Sandoval. Or, bien que l’empereur ait été la cible d’accusations de tyrannie pendant son règne (surtout dans le contexte des guerres d’Italie), son image sur la longue durée n’a pas été compromise aussi irrévocablement.
34Il faut, pour saisir pleinement les causes du déficit d’images positives de Philippe II, considérer la situation de l’historiographie non seulement à la fin de son règne, mais aussi au cours du XVIIe siècle. De nouvelles attaques contre Philippe II sont en effet enregistrées après sa mort, et elles ne viennent par forcément d’où l’on pense. Par exemple, l’historiographie aragonaise, dont on pourrait comprendre qu’elle tente de venger la répression de 1591, est en fait assez mesurée : les élites cherchent plutôt à effacer le souvenir de cette désobéissance. Aussi la plupart des textes, protestant de la fidélité des Aragonais envers la couronne, se gardent-ils d’écorner le portrait du roi, même mort. La rébellion est expliquée par un malentendu imputable à l’action des conseillers du roi, de la cour ou de personnages précis comme le comte de Chinchón ou le marquis de Almenara (on retrouve alors l’idée du roi abusé par son entourage), à moins qu’il ne s’agisse d’un soulèvement populaire n’ayant rien à voir avec les élites. Les textes font l’éloge de Philippe II et insistent sur sa magnanimité et sa clémence, et la Diputación elle-même fait son possible pour obtenir une réconciliation avec la couronne, comme l’ont bien montré les travaux de Jesús Gascón Pérez54 et de Xavier Gil Pujol55.
35En fait, c’est au cœur de la monarchie qu’on constate un creux, d’une vingtaine d’années : les écrits apologétiques produits après la mort du roi, que nous mentionnions plus haut, n’eurent qu’une durée de vie limitée, la cour entendant plutôt reléguer rapidement dans l’oubli le souvenir du roi Prudent. Il est significatif que la première partie de l’histoire générale de Cabrera de Córdoba, qui présente une image très élogieuse du roi56, ne soit publiée qu’en 1619, après la disgrâce de Lerma (la seconde partie ne recevant pas l’indispensable licence en raison de l’éclairage donné aux événements d’Aragon57). C’est sous Philippe IV, au cours d’un mouvement de réaction contre les pratiques du règne précédent et celles du favori Lerma, que Philippe II sera remis à l’honneur et cité comme modèle de l’art de gouverner. Olivares montrera constamment au jeune Philippe IV l’exemple de son grand-père, et toute une littérature suivra : les œuvres de Porreño58 ou de Lorenzo van der Hammen59 notamment, sans omettre un large pan de la littérature politique qui fait l’éloge du roi Prudent et le présente comme modèle de l’art de gouverner aux côtés de son prédécesseur Ferdinand le Catholique, qualifié pour sa part de « politique ».
36Ce creux d’une vingtaine d’années, qui suit la mort du roi, aggrave encore le déficit d’images élogieuses du roi, tandis qu’à l’extérieur de la Péninsule, Philippe II continue d’être très présent dans les mémoires. Dans toute l’Europe, son image suscite des traitements contradictoires, et ce dans des écrits de toute nature, passant du registre pamphlétaire à l’historiographie et à des textes plus « littéraires ». Nous évoquerons ici les points les plus remarquables de cette évolution.
La carrière de Philippe II après sa mort dans les écrits européens
37La forte présence de Philippe II longtemps après sa mort est en soi remarquable. Jusqu’au XIXe siècle et au-delà, on continue à écrire intensément sur le roi Prudent en Europe, et pas seulement dans les pays qui ont autrefois appartenu à la monarchie espagnole et se sont libérés de son emprise60.
38On constate bien sûr une opposition entre une légende noire et une version plus favorable, et des fluctuations entre l’une et l’autre au gré des relations entre la monarchie espagnole et ses voisines. Par exemple, dans le cas de la France, il est certain qu’on n’écrira pas la même chose sur l’Espagne – et sur Philippe II – en 1615, au moment du double mariage, et en 1635. Par la suite, un rapprochement entre Louis XIV et le souvenir du roi Prudent est patent dans un grand nombre de textes.
39Les attaques sont, comme en attestent plusieurs études, d’une grande virulence et d’une grande vitalité. On constate au sein même de la légende noire du roi, des variations, et pour tout dire une certaine souplesse dans le jeu des associations, comme si toutes les facettes de la légende noire anti-hispanique pouvaient potentiellement se fondre dans celle de Philippe II. Ou plutôt comme si l’image de Philippe II attirait à elle, absorbait graduellement les autres courants de cette légende noire anti-hispanique, plus que celle de tout autre monarque espagnol. Cela a été dit à propos de l’Inquisition, plus volontiers associée à Philippe II qu’aux Rois Catholiques, qui l’ont pourtant instaurée en Castille et en ont fait un usage pour le moins intensif : « Curieusement, l’Inquisition, qui a brûlé tant de victimes sous les Rois Catholiques et Charles Quint, est demeurée active sous les rois du XVIIe siècle et n’a pas été abolie par les Bourbons après 1700, paraît n’être associée sur le plan littéraire qu’à la personne de Philippe II », remarque Jean-Frédéric Schaub61. Et cela continue aux XVIIIe et XIXe siècles, par exemple chez Théophile Gautier, qui aurait bien vu Philippe II en grand inquisiteur62. Dans l’historiographie belge et hollandaise du XIXe siècle, Léon Voet nous dit que Philippe II, souvent dépeint comme un « tyran sanguinaire », est associé aux thématiques religieuses, et qu’il en occupe le centre63.
40Philippe II a donc une singulière capacité à concentrer l’hostilité. On a constaté qu’il est souvent opposé à son père Charles Quint, dont l’image semble au contraire se bonifier avec le temps. Malgré les conflits qu’il a entretenus pendant son règne, l’inimitié avec François Ier, et les accusations de tyrannie qui n’ont pas manqué à certaines périodes (au moment des guerres d’Italie et du sac de Rome), l’empereur jouit d’une image de « dernier chevalier » et on l’associe volontiers aux courants humanistes – même dans le nord de l’Europe sa lutte vaine contre le protestantisme ne semble pas avoir nui à son image – tandis que Philippe II paraît enfermé dans une intransigeance implacable. C’est ce que relève Joseph Pérez dans l’ouvrage qu’il a consacré à La légende noire de l’Espagne, paru en 2009. Parlant de l’empereur, il écrit :
41Les luthériens d’Allemagne se sont heurtés à lui, mais ils l’ont respecté, peut-être parce qu’ils voyaient en lui un souverain germanique […]. La vérité, c’est qu’on a toujours eu un faible pour Charles Quint, sans doute parce que les créateurs de la légende noire – les Flamands et leur chef Guillaume d’Orange – avaient été ses familiers et ses protégés : ils l’admiraient, ils le vénéraient ; c’est à son fils qu’ils ont réservé les traits les plus perfides64. »
42Il est presque superflu de rappeler le succès extraordinaire d’un fragment de cette légende noire, l’histoire de la mort de don Carlos en 1568. Ce malheureux jeune homme n’en finit pas de mourir de diverses manières – empoisonné, étranglé, ou contraint au suicide, avec ou sans l’intervention de l’Inquisition – dans toutes les langues européennes. On peut aisément tracer une ligne qui traverse une grande partie de l’Europe, de l’Apologie de 1581 à la « nouvelle historique » de Saint-Réal, Histoire de don Carlos, fils de Philippe II roi d’Espagne, publiée en 1673 à Amsterdam, puis au drame de Schiller65 (qui se sert d’une traduction allemande de Saint-Real publiée en 1784) et à l’opéra de Verdi, en passant par Agrippa d’Aubigné66, Brantôme67, Jacques Auguste De Thou, Mézeray, une grande partie de l’historiographie française … et des œuvres comme le Portrait de Philippe II, roi d’Espagne, de Louis-Sébastien Mercier68, publié en 1785 à Amsterdam.
43L’image de Philippe II comme meurtrier de son épouse et surtout de son fils est donc un pan de sa légende noire, créé dans un but précis à la fin du XVIe siècle, qui a survécu au moins jusqu’au XIXe siècle ; mais il y a bien d’autres emplois pour le roi Prudent. Le Philippe II fanatique et oppresseur des libertés a eu également longue vie ; il s’est adapté aux différents contextes politiques dans lesquels il a été convoqué, mais aussi aux évolutions du lexique et même aux tendances esthétiques. L’époque romantique s’est plu à associer le personnage à la sévérité de l’Escorial et au thème des ténèbres. Ainsi, dans les écrits de Théophile Gauthier en 1840 et d’autres auteurs à l’imagination fertile69, le roi, sombre, morbide, toujours vêtu de noir, hante inlassablement un palais sinistre, fermé, glacial et empestant la mort. Il lui manque en fait peu de chose pour ressembler à Dracula … Plus sobrement, disons qu’il est le symbole d’une Espagne intolérante, obscurantiste, rigide et attardée. Jean-René Aymes70 a montré que Philippe II incarne ce lieu commun dans tous les genres, dans tous les registres, sous la plume d’une myriade d’auteurs dont certains tout à fait obscurs, avec des pics, par exemple pendant la guerre d’Indépendance au XIXe siècle, où la propagande française se sert de l’image de Philippe II comme incarnation du fanatisme des anciens monarques espagnols.
Fortune de la légende noire anti-philippine dans l’Espagne des Lumières et du libéralisme
44Paradoxalement, alors que dans les anciennes possessions espagnoles qui se sont opposées à Philippe II, comme les Flandres, l’historiographie et la littérature ont fini par tempérer les traces de la légende noire anti-philippine, comme l’a montré entre autres Leonardo H. M. Wessels dans une étude sur « l’image changeante de Philippe II dans l’historiographie hollandaise » qui couvre une période de plusieurs siècles71, l’usage de cette légende noire s’est intensifié en Espagne même. Les esprits éclairés du XVIIIe siècle et, plus encore, les libéraux ont repris sans mesure plusieurs des facettes les plus sombres de l’image de Philippe II. Les hommes des Lumières l’ont inclus dans leur rejet de la dynastie des Habsbourg dans son ensemble, tandis qu’ils glorifiaient unanimement le règne des Rois Catholiques. Est-ce une manifestation de plus de cette propension qu’on eue les Ilustrados, conscients des regards critiques que portait sur l’Espagne le reste de l’Europe, à intégrer certaines de ces critiques en les amplifiant, dans leur désir de battre leur coulpe et de ressembler au reste du monde ? Ou, plus simplement, était-ce une manière de courtiser les Bourbons ? Quoi qu’il en soit, de tous les monarques de la dynastie précédente, Philippe II est le plus décrié. Ainsi, Juan Pablo Forner le dépeint comme un roi ambitieux, prodigue de ses deniers afin d’assurer ses rêves de domination en fomentant la discorde chez ses ennemis, plus soucieux de sa grandeur personnelle que du bien de ses peuples72.
45Un peu plus tard, Philippe II est particulièrement maltraité par les auteurs libéraux, comme il l’a été au temps des Lumières par les auteurs qui, pour défendre le « despotisme éclairé » des Bourbons, se servaient de lui comme d’un repoussoir : il incarnait en somme le tyran peu éclairé. Au XIXe siècle, l’époque est à la dénonciation des abus contre les « libertés », et c’est le moment de raviver le souvenir des « fueros » aragonais prétendument foulés par Philippe II après la révolte de 1591. Les libéraux utilisent ce souvenir pour fustiger en réalité le « despotisme » des Bourbons (qui ont, eux, véritablement abrogé les « fueros », ce que Philippe II n’avait pas fait). Dans un de ses articles, Jesús Gascón Pérez montre que l’apogée des références aux événements d’Aragon se situe après 1808, et que nombre d’auteurs projettent sur Philippe II et sur le passé leur vision peu amène de Ferdinand VII. Pour José Güell y Renté, Philippe II est « le double vampire du despotisme monarchique et religieux73 ».
46Mais si Jean-René Aymes, dans sa belle étude de la légende noire de Philippe II en Espagne et en France au XIXe siècle, estime que les jugements de certains auteurs espagnols de cette époque (pas seulement des auteurs d’œuvres de fiction, notamment de « romans historiques » qui se développent singulièrement74) sont encore plus cruels que ceux des Français, des Anglais ou des Hollandais, c’est sans doute parce qu’ils touchent aussi à la personnalité même du roi. Tout en reprenant les interprétations de la mort de don Carlos et d’autres forfaits, comme le fait par exemple Quintana dans son célèbre poème de plus de 300 vers, « Le panthéon de l’Escorial »75, où l’on voit le fantôme de Philippe II, en grande conversation avec celui de son père, reconnaître qu’il a ordonné la mort de son épouse et de son fils76, ils se complaisent volontiers dans les analyses du caractère et des traits « psychologiques » du monarque, faisant assaut de supputations pseudo médicales qui sont autant d’atteintes à sa dignité.
47En somme, si la légende noire anti-philippine est remarquable par sa longévité et son adaptabilité – objet d’une diffusion extraordinairement efficace et intense au moment de sa construction, elle a été préservée et réinventée au cours des siècles dans des registres de plus en plus variés –, sa plus grande singularité tient sans doute à ce jeu de renvois entre « intérieur » et « extérieur » que nous avons observé au cours de cette étude. Alors que les éléments les plus spectaculaires et les plus nocifs de cette légende ont été forgés et exploités tout d’abord hors d’Espagne, par une partie des sujets flamands du roi Prudent puis par ses ennemis anglais et français qui leur ont donné une ampleur extraordinaire, les Espagnols eux-mêmes en ont par la suite fait usage sans parcimonie aucune, en les intégrant à leur propre vision du passé. Bien plus, le règne de Philippe II, inséparable de ses représentations contrastées, est devenu à certains moments l’élément central d’une réflexion politique et identitaire. Ainsi, dans l’Espagne de la Restauration, c’est sur Philippe II que se sont concentrées les polémiques sur la monarchie, d’où une floraison d’ouvrages historiographiques77. Dans ce choix de la figure de Philippe II, l’existence de sa légende noire a certainement joué un rôle déterminant78.
Notes
1 Sur les critiques à l’encontre de Philippe IV et leur permanence, on pourra consulter l’article d’Alain Hugon dans ce même volume.
2 Juan G. Atienza, La cara oculta de Felipe II, Ediciones Martínez Roca, 1998.
3 Aroni Yanko, Felipe II: un rostro, un rey, una conciencia, Madrid, Merino, 1996.
4 Ricardo de la Cierva, Yo, Felipe II. Las confesiones del rey al doctor Francisco Terrones, Barcelona, Planeta, 1989 (ce récit a connu de nombreuses rééditions).
5 Aroni Yanko, Vida íntima de Felipe II: sus esposas e hijos, Ediciones Libertarias / Prodhufi, 1999.
6 Ricardo García Cárcel, La leyenda negra. Historia y opinión, Madrid, Alianza universidad, 1992. Voir surtout, parmi les articles du même auteur, « La construcción de la leyenda negra durante el reinado de Felipe II », dans Luis Antonio Ribot García, Ernest Belenguer Cebria (coord.), Las sociedades ibéricas y el mar a finales del siglo xvi, vol. II, Monarquía, recursos, organización y estrategia, Madrid, Sociedad estatal Lisboa 98, 1998, p. 191-222, et « Felipe II y los historiadores del siglo xvii », dans Vivir el Siglo de Oro. Poder, cultura e historia en la época moderna, estudios en homenaje al profesor Ángel Rodríguez Sánchez, Salamanca, Universidad de Salamanca, 2003, p. 285-316.
7 La leyenda negra y la verdad histórica, Madrid, 1914. Seconde édition : La leyenda negra: estudios acerca del concepto de España en el extranjero, Barcelona, Araluce, 1917 (réédition en 1974 puis en 2003).
8 « La critique externe fut toujours accompagnée et souvent précédée d’une critique interne » (nous traduisons), « La construcción de la leyenda negra… », art. cit., p. 192.
9 José Antonio Escudero cite un autre manuscrit daté de 1599, qui se trouve à Vienne et à Londres sous des titres légèrement différents : « Discurso en que se condena el gobierno de los Reyes de España, Phelipes Segundo y tercero », à Vienne, et « Discurso del modo en que gobernó el Rei nuestro señor D. Phelipe Segundo y del que ha empezado a tener el rey nuestro señor D. Phelipe Tercero », à Londres (Felipe II. El rey en el despacho, Madrid, Editorial Complutense, 2002, p. 577-578). Philippe II y est accusé de ne pas supporter auprès de lui des ministres et conseillers trop brillants.
10 Voir ce qu’en dit Henry Kamen dans Felipe de España, Madrid / México, Siglo veintiuno de España, 1998, p. 337-338 (traduction de Philip of Spain, Yale University Press, 1997).
11 F. Bouza le cite (comme « Papel a Philippo Segundo ») dans Del escribano a la biblioteca, Madrid, Síntesis, 1992 ; d’après Henry Kamen, le titre de ce document serait « Espejo que se propone a nuestro gran monarca para que en él vea el estado infeliz de su monarchia » (British Library, Ms Egerton 330, fol. 8).
12 Il écrit au secrétaire Estebán de Ibarra : « quant à la minutie avec laquelle Sa Majesté traité les affaires les plus insignifiantes, nous la jugeons déplorable depuis des années » (nous traduisons), cité par J.A. Escudero, op. cit., p. 587.
13 Quelques détails dans Bruno Anatra, « Felipe II visto desde Italia », dans Alfredo Alvar Ezquerra (coord.), Imágenes históricas de Felipe II, Centro de Estudios Cervantinos, 2000, p. 31-41 (en particulier p. 35-36).
14 Voir infra.
15 « L’histoire caractériologique a fait de ce culte de la parole écrite un argument sur lequel appuyer un de ses topiques de prédilection : la timidité maladive du roi se serait manifestée dans sa manie d’annoter continuellement mémoires, lettres, consultes et tout papier mis devant ses yeux, cette attitude n’étant rien d’autre que le fruit d’une méfiance universelle » (nous traduisons), F. Bouza, « La majestad de Felipe II. La construcción del mito real », dans José Martínez Millán (dir.), La corte de Felipe II, Alianza universal, 1994, p. 59.
16 Dans le dernier chapitre de son Felipe II, intitulé « Epílogo: Felipe II en el mito y la leyenda », Alianza editorial, 1984 (traduction de Philip II of Spain, 1979).
17 On sait que les Cortes de Castille prient instamment le roi à plusieurs reprises de ne pas donner une maison « à la bourguignonne » à son fils don Carlos.
18 La présence du roi devant ses sujets (pas seulement à la guerre) était une question très débattue dans la littérature théorique : dans le dernier tiers du xvie siècle certains auteurs, notamment le flamand Juste Lipse dans ses Politicorum (1589), estimaient que le roi devait éviter des apparitions trop fréquentes, afin de ne pas induire les sujets à la familiarité. Au début du siècle suivant les Espagnols influencés par Lipse (dont le traité fut très connu dans la Péninsule grâce à la traduction publiée par Bernardino de Mendoza en 1604) et imprégnés de la lecture de Tacite écrivaient volontiers que la distance est nécessaire à la préservation du respect envers le roi.
19 Richard L. Kagan, Los sueños de Lucrecia. Política y profecía en la España del siglo xvi, Madrid, Nerea, 1991 (éd. originale en anglais, Lucrecia’s Dreams. Politics and Prophety in Sixteenth-Century Spain, University of California Press, 1990).
20 Julián Durán, Thèse soutenue à l’université de Montpellier en 2004, « Prophétisme et opposition politique en Espagne à l’époque de Philippe II. Le cas de La Santa Cruz de la Restauración ».
21 R. García Cárcel, « La construcción de la leyenda negra… » (art. cit.) renvoie à Teófanes Egido, qui cite (dans Sátiras políticas de la España moderna, Madrid, 1973, p. 19-20) certains sermons prononcés en 1580 par le père Salucio.
22 Jesús Gascón Pérez, La rebelión de las palabras. Sátiras y oposición política en Aragón (1590-1626), Zaragoza, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2003. Voir aussi du même auteur : Bibliografía crítica para el estudio de la rebelión aragonesa de 1591, Zaragoza, Institución « Fernando el Católico », Centro de Documentación Bibliográfica Aragonesa, 1995, et Alzar banderas contra su rey. La rebelión aragonesa de 1591 contra Felipe II, Zaragoza, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2010.
23 Xavier Gil Pujol, De las alteraciones a la estabilidad. Corona, fueros y política en el reino de Aragón, 1585-1648, Barcelona, Universidad de Barcelona, 1988.
24 Nous traduisons. Cité par Jesús Gascón Pérez, « Felipe II, príncipe y tirano en el Aragón del siglo xvi », dans Aragón y la monarquía de Felipe II, t. II, Oposición política, Zaragoza, Publicaciones de Rolde de Estudios Aragoneses, 2007, p. 89-127 (p. 114).
25 Fernando Bouza, « De las alteraciones de Beja (1593) a la revuelta lisboeta dos ingleses (1596). Lucha política en el último Portugal del primer Felipe », Studia historica. Historia moderna, n° 17, 1997, p. 91-120.
26 Ses Relations furent publiées en plusieurs étapes entre 1591 et 1598 (édition complète, à Paris).
27 Dell’unione del regno di Portogallo alla corona di Castiglia. Richard Kagan, en citant ce texte dû à un historien génois qui se voulait indépendant de l’historiographie « officielle », précise que l’entourage de Philippe II parvint à faire obstacle à sa diffusion, du moins dans la péninsule Ibérique. Voir R. Kagan, El rey recatado. Felipe II, la historia y los cronistas del rey, Valladolid, Universidad de Valladolid, 2004, p. 50-51.
28 Voir sur ce point Léon Voet, « Felipe II, Guillermo de Orange y el tipógrafo Cristóbal Plantino », Alfredo Alvar Ezquerra (coord.), Imágenes históricas de Felipe II, Centro de Estudios cervantinos, 2000 : les rebelles « respectèrent pendant longtemps la fiction de lutter contre les armées royales au nom du roi » (p. 45. Nous traduisons).
29 1538-1598, très lié à Calvin.
30 Art. cit., p. 45.
31 Selon Joseph Pérez, La légende noire de l’Espagne, Paris, Fayard, 2009, p. 83-84.
32 Philippe II épousa sa nièce Anne d’Autriche, qui vint de la cour de Vienne pour ce mariage, en 1570.
33 Apologie ou défense de très illustre prince Guillaume par la grâce de Dieu prince d’Orange [...] contre le Ban et Edict publié par le Roi d’Espaigne, par lequel il proscript ledict Seigneur Prince ; dont apperra des calumnies et faulses accusations contenues en ladicte proscription. Presentee a messieurs les Estats Generauls des Païs Bas. Ensemble dedict Ban ou Proscription. De l’imprimerie de Charles Sylvius, MDLXXXI (1581).
34 Tout d’abord, son penchant à l’isolement derrière de hauts murs est lié à des perversions sexuelles : les textes évoquent les jeunes gens qui sont pour leur malheur distingués par le roi, on relève aussi son goût pour le costume sarrasin – de là à évoquer des mœurs également sarrasines, il n’y a qu’un pas – et, comble de la monstruosité, il aime à vivre dans les bois et se plaît dans la contemplation des bêtes féroces. Son portrait physique suggère même qu’il leur ressemble. Voir François Foronda, « Le prince, le palais et la ville. Ségovie ou le visage du tyran dans la Castille du xve siècle », Revue historique, 2003 (627), p. 521-542.
35 Voir le chapitre intitulé « De política y tipografía. En torno a Felipe II y los Países Bajos », dans le volume Imagen y propaganda. Capítulos de historia cultural del reinado de Felipe II, Madrid, Akal, 1998, qui réunit plusieurs des travaux de Fernando Bouza.
36 Sur la légende noire de Philippe II en Angleterre, nous renvoyons aux travaux bien connus de William S. Maltby, The Black Legend in England : the development of anti-Spanish sentiment, 1558-1660, Duke University Press, 1971.
37 Dans La France espagnole, Jean-Frédéric Schaub écrit que « la démonisation de l’Espagne dans la production pamphlétaire française avait atteint, entre 1592 et 1598, un degré de violence difficilement égalable par la suite » (La France espagnole. Les racines de l’absolutisme français, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 136). Outre la Satyre Ménippée, il cite notamment l’Anti-espagnol de l’avocat Arnaud qui circule dans Paris dès 1592.
38 « La construcción de la leyenda negra durante el reinado de Felipe II », art. cit., p. 204. Nous traduisons.
39 Il fut tué le 10 juillet 1584 par Balthazar Gérard qui lui portait une missive (imprégnée du « catholicon » d’après la Satyre). Le même procédé fut employé en 1589 pour tuer Henri III.
40 Selon l’introduction à l’édition critique du texte (Satyre menippee de la vertu du catholicon d’Espagne : et de la tenue des Estats de Paris, d’après une édition de 1595) par Martial Martin, Paris, Champion, 2007. Les premiers manuscrits portaient pour titre : L’Abbrégé et l’âme des Estatz, convoquez à Paris en l’an 1593. La 1re édition s’intitulait : La Vertu du Catholicon d’Espagne : avec un abrégé de la tenue de Estats de Paris convoquez au X de Febvrier 1593 par les chefs de la ligue ; puis le titre des éditions parisiennes devint : Satyre Menippee de la vertu du catholicon d’Espagne et la Tenue des Estatz de Paris.
41 R. García Cárcel écrit : « La capacité de Pérez à fomenter une opinion négative contre Philippe II ne doit pas à mon sens être exagérée […]. L’apport de Pérez vint surtout de la supposée légitimité de ses affirmations, étant donné qu’il connaissait personnellement le personnage vilipendé. Mais tout ce qu’il racontait était déjà connu aussi bien en France qu’en Angleterre […]. Il faut relativiser le rôle qu’on lui a traditionnellement assigné en tant que concepteur de la légende noire contre le roi » (« La construcción… », art. cité, p. 210. Nous traduisons). Cette nuance ne l’empêche pas de conclure, curieusement, que « pendant le règne de Philippe II, l’opinion espagnole a conditionné l’opinion étrangère ».
42 « Peu de princes du xvie siècle furent plus attentifs à la diffusion de l’image de la monarchie et à la réputation des personnes royales », F. Bouza, « Monarquía en letras de molde. Tipografía y propaganda en tiempos de Felipe II », dans Imagen y propaganda…, op. cit., p. 138 (nous traduisons).
43 Voir Robert Descimon, José Javier Ruiz Ibañez, « La imagen de Felipe II en la Liga radical francesa », dans J. Martínez Millán (dir.), Felipe II (1527-1598). Europa y la Monarquía Católica, Madrid, 1998, vol. I, p. 111-136.
44 Fernando Bouza, « De política y tipografía. En torno a Felipe II y los Países bajos », p. 156 dans le même volume.
45 Ingrid Schulze Schneider, La leyenda negra de España. Propaganda en la Guerra de Flandes (1566-1584), Madrid, Editorial Complutense, 2008. Cette spécialiste en communication montre que la « contre-propagande » espagnole relative aux Flandres fut insuffisante et inefficace.
46 Peer Schmidt note que « rares sont les publications qui transmettent des aspects positifs du roi Prudent » (nous traduisons) ; il mentionne toutefois quelques récits de la victoire de Lépante publiés en allemand en 1571, et une réfutation de la propagande hollandaise publiée dans la même langue par Alfonso de Ulloa en 1570. Voir « Felipe II y el mundo germánico », dans Alfredo Alvar Ezquerra (coord.), Imágenes históricas de Felipe II, op. cit., p. 82.
47 « De son vivant, Philippe II refusa qu’on écrivît sa biographie. Cela lui permit de rester à l’abri des adulateurs, qu’il détestait, mais laissa le champ libre à ses détracteurs », Felipe de España, préface, p. XI (nous traduisons).
48 El rey recatado, op. cit. Voir aussi, du même auteur, Los Cronistas y la Corona. La política de la historia en España en las edades media y moderna, Madrid, Marcial Pons, 2010, et « La historia y los cronistas del rey », dans Philippus II Rex, Madrid, Lunwerg editores, 1998, p. 87-119.
49 Sa préoccupation pour la conservation des archives est connue ; ainsi, il rédigea en 1588 une « Instrucción para el gobierno del Archivo de Simancas ».
50 On sait qu’en 1592 la « Junta grande » parvint à convaincre Philippe II de nommer un chroniqueur qui écrive l’histoire de son règne. C’est alors que le basque Estebán de Garibay fut sollicité par Idiáquez et Cristobal de Moura et prépara même un plan qui a été retrouvé (il s’agit d’un manuscrit portant le titre « Traza y orden para la cronica del catholico rey nuestro señor don Phelipe el segundo », non signé mais de l’écriture de Garibay, BNE, Ms 1570, fol. 538-549), mais il mourut sans avoir reçu de nouvelles instructions.
51 Antonio de Herrera avait déjà œuvré pour justifier l’annexion du Portugal, en réponse aux allégations de Conestaggio, en publiant en 1591 ses Cinco libros de la historia de Portugal, achevés depuis 1586. Cet ouvrage lui avait valu la charge de« cronista mayor de Indias ».
52 C’est la date de publication de la Première partie, à Madrid ; la seconde fut publiée à Valladolid en 1606, et la troisième en 1612 à Madrid.
53 F. Bouza cite notamment la Oratione funebre per lo Catolico e Potentissimo Re delle Spagne e dell’Indie Filippo II composta e recitata nell’ Illustriss. Academia degli Affidati, de Filiberto Belcredi, Pavia, 1599 (« Retórica de la imagen real. Portugal y la memoria figurada de Felipe II », Imagen y propaganda…, op. cit., p. 62). Voir aussi le Testimonio auténtico y verdadero de las cosas notables que pasaron en la muerte del Rey don Felipe II, de fray Antonio Cervera de la Torre (Valencia, 1599) et les écrits de Cristóbal Pérez de Herrera, Diego Ruiz de Ledesma et Diego de Yepes.
54 Jesús Gascón Pérez note à propos des auteurs aragonais : « bien qu’ils aient critiqué la politique de la cour à plusieurs reprises, leurs attaques prirent rarement pour cible Philippe II. La figure du roi ou, pour être plus précis, l’image idéale du roi que ces auteurs proposaient à leurs lecteurs, fut préservée de toute censure », « Felipe II, príncipe y tirano en el Aragón del siglo xvi », art. cit., p. 104.
55 De las alteraciones a la estabilidad, op. cit. Consulter aussi, du même auteur, « Ecos de una revuelta: el levantamiento foral aragonés de 1591 en el pensamiento político e histórico europeo de la Edad moderna », dans Estebán Sarasa-Sánchez y Eliseo Serrano Martín (coord.), La Corona de Aragón y el Mediterráneo, siglos xv-xvi, Zaragoza, Institución Fernando el Católico, 1997, p. 295-331. Voir aussi Ricardo García Cárcel, « Felipe II y los historiadores del siglo xvii », art. cit.
56 Malgré son attachement à la véracité, exprimé notamment dans son œuvre théorique De historia, para entenderla y escribirla (Madrid, 1611), Cabrera présente Philippe II comme le parangon du monarque idéal et occulte certaines erreurs. On notera que la dédicace de la première partie (qui relate les événements du règne jusqu’en 1583), adressée au futur Philippe IV, ne mentionne jamais Philippe III. Voir Sarah Voinier, « Verdad e historia en la obra de Luis Cabrera de Córdoba: gracias y desgracias de una relación móvil », Voz y letra, tomo XXII, vol. 2, 2011, p. 97-114, et, pour une analyse de la dédicace, Id., « Dedicatoria y poder en unas crónicas históricas del s xvi », dans María Soledad Arredondo, Pierre Civil, Michel Moner (éd.), Paratextos en la literatura espanola (siglos xv-xviii), Madrid, Casa de Velázquez, 2009, p. 283-293.
57 La condamnation des révoltés était en effet trop explicite et la seconde partie restera inédite jusqu’en 1876. Voir sur ce point Jesús Gascón Pérez, « El vulgo ciego en la rebelión aragonesa de 1591 », Revista de Historia Jerónimo Zurita, 69-70, 1994, p. 89-113.
58 Los Dichos, y hechos del Señor Rey Don Felipe Segundo. Publiée pour la première fois à Cuenca en 1628, l’œuvre fut rééditée en 1639 à Séville, puis en 1663 à Madrid et en 1666 à Bruxelles, en version réduite.
59 Don Filipe el Prudente, Segundo deste nombre, Rey de las Españas y Nuevo Mundo, Madrid, 1625 puis 1632.
60 Voir le cas de la France étudié par Roberto López Vela, « La integración de la leyenda negra en la historiografía: el hispanismo francés y Felipe II a fines del xix », dans El siglo de Carlos V y Felipe II: La construcción de los mitos en el s xix, José Martínez Millán, Carlos Reyero (coords.), Sociedad Estatal para la Conmemoración de los Centenarios de Felipe II y Carlos V, 2000, vol. II, p. 13-67.
61 La France espagnole, op. cit., p. 52.
62 Dans son Voyage en Espagne, il écrit : « le sombre Philippe II, ce roi né pour être grand inquisiteur », cité par J.-Fr. Schaub, op. cit., p. 52.
63 Léon Voet, art. cit.
64 La Légende noire de l’Espagne, op. cit., p. 61-62. Cette analyse est partagée par Raymond P. Fagel, qui écrit : « Charles Quint n’a pas été un thème de prédilection de l’historiographie néerlandaise, mais il a été relativement bien traité en comparaison de son fils, qui était intensément haï » (nous traduisons), « Carlos V y los Neerlandeses. La historiografía de Carlos V en la República de las Provincias Unidas y el Reino de los Países Bajos », dans Alfred Kohler (coord.), Carlos V / Karl V 1500-2000, Madrid, Wien, Sociedad Estatal para la Conmemoración de los Centenarios de Felipe II y Carlos V / Österreischische Akademie der Wissensahaften, 2001, p. 697-721 (p. 705). Voir aussi l’étude d’Anton van der Lem, « La imagen de Carlos V y Felipe II en la historiografía holandesa », El siglo de Carlos V y Felipe II: la construcción de los mitos en el siglo xix, op. cit., vol. I, p. 421-438.
65 Son Don Carlos, infant von Spanien est achevé en 1784, mais il y apporte des modifications jusqu’en 1805. Il existe aussi un drame en vers composé par le dramaturge anglais Thomas Otway et joué à Londres en 1676 (inspiré par Saint-Réal). Il sera traduit en français en 1822.
66 Dans son Histoire universelle, parue entre 1616 et 1626, il reprend les accusations sur la mort de don Carlos et d’Isabelle, en ajoutant que leur condamnation est due à l’Inquisition.
67 Comme le fait remarquer J. Pérez, ses ouvrages (Vies des dames illustres, Vie des grands capitaines étrangers, Rodomontades et jurements des Espagnols) sont publiés après sa mort, en 1661-1666, mais ils ont circulé auparavant sous forme manuscrite.
68 « Nouvelle dramatique » dans laquelle Mercier écrit que « depuis Tibère, jamais tyran plus sombre et plus cruel s’est assis sur le trône ». Il reprend toutes les assertions de Mézeray sur la mort de don Carlos et de la reine Isabelle, et ajoute que Philippe II se délectait du spectacle des tortures et des exécutions et qu’il se plaisait à humer les vapeurs des corps suppliciés ( !).
69 De nombreux exemples dans la très intéressante étude de Jean-René Aymes, « La leyenda negra de Felipe II en España y en Francia (siglo xix) », dans Madrid, Felipe II y las ciudades de la Monarquía, dirigido por Enrique Martínez Ruiz, tomo III, Las ciudades: vida y cultura, Madrid, editorial Actas, 2000, p. 33-52.
70 Ibid.
71 « Tirano o soberano. La imagen cambiante de Felipe II en la historiografía holandesa desde Bor hasta Fruin (siglo xvi-xix) », Cuadernos de Historia Moderna, 1999, n° 22, p. 157-181. Leonardo H. M. Wessels met en évidence une évolution chronologique : les premiers écrits analysés, tels que ceux du calviniste Everard van Reyd (fin xvie siècle), reprennent les accusations formulées contre Philippe II dans l’Apologie, présentent le roi comme un tyran et justifient la rébellion. À partir du xviiie siècle cependant, et plus encore au xixe, une évolution se fait sentir, et des divergences apparaissent entre les historiographes : certains, mus par la volonté d’exalter la nation, traitent Philippe II de « tyran espagnol » ; d’autres, tout en admettant la légitimité de sa souveraineté et même celle de sa réaction devant la rébellion, font de lui un portrait effrayant (c’est son caractère qui est responsable des événements) ; enfin, certains le lavent de toute accusation concernant la mort de son fils don Carlos et de son épouse Isabelle, par exemple Groen van Prinsterer, dans un ouvrage publié en 1846 (art. cité, p. 177). L’auteur conclut que « au cours du temps la vision critique de la personne de Philippe II s’est atténuée » et que l’historiographie hollandaise s’est considérablement nuancée (ibid., p. 180).
72 Discurso sobre el modo de escribir y mejorar la historia de España. Le texte a été l’objet d’une nouvelle édition par François Lopez, Pamplona, Urgoiti editores, 2010.
73 Cité par Jean-René Aymes, art. cit., p. 39. Voir aussi les écrits de Francisco Martínez de la Rosa, Bosquejo histórico de la política de España.
74 Voir à ce sujet José María Díez Borque, « Felipe II en la novela histórica española del siglo xix », El siglo de Carlos V y Felipe II: la construcción de los mitos en el siglo xix, op. cit., vol. I, p. 261-278.
75 Poésies patriotiques, 1808. Voir Imelda Aranzabe Pérez, « Personajes históricos en el poema El Panteón del Escorial de Manuel J. Quintana », dans Literatura e Imagen en El Escorial, actas del Simposium (1/4-IX-1996) coord. por Francisco Javier Campos y Fernández de Sevilla, 1996, p. 549-558. Charles Quint est dans cette œuvre le seul membre de la dynastie des Habsbourg d’Espagne qui soit jugé favorablement.
76 Voir l’article de Antonio Rey Hazas, « Carlos V y Felipe II ante el tribunal de la literatura neoclásica y romántica del xx », dans El siglo de Carlos V y Felipe II. La construcción de los mitos en el siglo xix, op. cit., vol. II, p. 279-305.
77 Dont certains voués à la défense du modèle monarchique incarné par Philippe II, comme l’ouvrage de José Fernández Montaña, Nueva luz y juicio verdadero sobre Felipe II, publié pour la première fois en 1882 (avec une seconde édition en 1891).
78 Roberto López Vela, « Historiografía y recreación de la Historia. Felipe II y el debate sobre la monarquía en la Restauración », Revista de Estudios Políticos (Nueva Época), 126, octubre-diciembre 2004, p. 59-90. Voir aussi du même auteur : « Entre leyenda, política e historiografía: el debate sobre Felipe II en España en 1867 », dans J. Martínez Millán (dir.), Felipe II (1527-1598). Europa y la monarquía católica, Madrid, Editorial Parteluz, 1998, vol. IV, p. 371-392.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Alexandra Merle
Normandie Univ., Unicaen, ERLIS
Alexandra Merle, ancienne élève de l’ENS et agrégée d’espagnol, est professeur de Civilisation et Littérature de l’Espagne classique à l’Université de Caen depuis 2011. Ses travaux de recherche ont d’abord porté sur l’image de l’Empire ottoman en Espagne, sujet sur lequel elle a publié un ouvrage, Le Miroir ottoman. Une image politique des hommes dans la littérature géographique XVIe-XVIIe, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2003) tiré de sa thèse de doctorat. Ses travaux plus récents portent sur l’historiographie espagnole et la littérature politique de l’Espagne moderne, sujets sur lesquels elle a publié une quarantaine d’articles. Elle a co-dirigé plusieurs travaux collectifs dont L’Espagne et ses guerres. De la fin de la Reconquête aux guerres d’Indépendance (PUPS, 2004), Les jésuites en Espagne et en Amérique. Jeux et enjeux du pouvoir (PUPS, 2007), Soulèvements, révoltes et révolutions dans la monarchie espagnole au temps des Habsbourg (à paraître aux Presses de la Casa de Velázquez, 2016) et Tacite et le tacitisme en Europe à l’époque moderne (à paraître chez Honoré Champion).