Histoire culturelle de l'Europe

Étienne Leterrier-Grimal

Cagliostro, une « légende noire » du jésuitisme au XVIIIe siècle ? Polémiques crypto-catholiques et imaginaire complotiste au sein de l’Aufklärung allemande (1785-1795)

Article

Résumé

En 1779, l’apparition du charlatan sicilien Cagliostro (1743-1795) à Mitau en Prusse-Orientale, chez la baronne von der Recke, marque fortement les esprits, en particulier dans les milieux des maçons protestants où le goût pour la théurgie et la divination est bien présent. Cagliostro fait des adeptes et fonde les loges de sa maçonnerie dite « égyptienne ». Il est d’abord suivi (il inspirera peut-être le Sarastro de la Flûte enchantée de Mozart), avant d’être violemment dénoncé dans les pamphlets et biographies comme charlatan, imposteur, et « enthousiaste » (Schwärmer). En fait, comme plusieurs écrivains ou religieux de l’époque (F. H. Jacobi, K. Lavater et le prédicateur de la cour du prince héritier d’Hesse Darmstadt, J. A. von Starck), Cagliostro est alors suspecté de magie, de mysticisme, et surtout d’être un agent de la Compagnie de Jésus, dissoute depuis 1773, qui chercherait à faire retourner les protestants schismatiques et surtout leurs princes dans le giron de Rome, thème qui fonde dans ces années le sous-genre du Verschwörungsroman ou « roman de conspiration » dont Der Geisterseher (Le Visionnaire 1787-1789) de Schiller est le meilleur exemple.

Contre cette « légende noire » d’une Rome dogmatique et persécutrice (car aux autodafés espagnols se substitue aisément pour les maçons allemands de la Stricte Observance le souvenir des bûchers templiers) se distingue progressivement l’affirmation, tant au niveau de la sphère publique que des écrits individuels, d’une Aufklärung allemande, dont le double versant, philosophique et religieux, emprunte aussi bien aux Lumières et à la rationalité kantiennes qu’à la condamnation par Luther sous le même terme d’« enthousiasme » des dérives mystiques et spiritualistes de la Réforme. La naissance du roman gothique en Angleterre puis en Allemagne incarnera dans les traits du « gothic vilain » toujours la même imagerie : fantasmes de cryptes et d’enfermements, inquisition obscure, (faux) comtes italiens, prêtres défroqués, dérèglement de la raison et des sens.

Cet article souhaiterait examiner dans cette « querelle du crypto-catholicisme » (Jean Blum) les prémisses d’un sentiment national, d’abord philosophico-religieux, qui détermine sans doute l’appartenance à une « communauté imaginée » (Benedict Anderson) des Lumières protestantes et germaniques, par opposition aux États catholiques du sud de l’Europe. Selon une réversibilité à laquelle l’analyse des représentations collectives est habituée, la querelle du crypto-catholicisme en Allemagne donnera finalement naissance, avec l’interdiction de l’ordre des Illuminaten en 1784, aux premières représentations d’un complot maçonnique dont Cagliostro, lors de son procès en 1790, apparaît encore aux yeux du Pape comme l’instrument. La Révolution française donne à ces représentations complotistes une très vaste postérité. Au carrefour des identités européennes, figure repoussoir dans la définition de la rationalité protestante allemande, Cagliostro devient par la suite un héros révolutionnaire, par exemple dans le Joseph Balsamo, d’Alexandre Dumas, où il apparaît comme l’artisan philanthrope, pour la France, d’une révolution démocratique européenne.

Abstract

In 1779 the Sicilian charlatan Cagliostro (1743-1795) appeared in Mitau (East Prussia) at the home of baroness von der Recke and marked people’s minds, especially in Protestant masonic circles, where theurgy and divination were present at the time. Having at first had many followers – he might have inspired Sarastro in the Magic Flute by Mozart – he was violently attacked in pamphlets and biographies as a charlatan, impostor and « enthusiast » (« Schwärmer »). Like many writers or religious people of the time (F. H. Jacobi, K. Lavater and court preacher of the crown prince of Hessen-Darmstadt, J. A. von Starck), Cagliostro was suspected of magic, mysticism, and of being an agent of the Society of Jesus, dissolved in 1773, but that had tried to bring back to the Roman catholic church schismatic Protestants and especially their rulers ; this motif is the origin of the under genre Verschwörungsroman or « novel of conspiration » of which Der Geisterseher (The Ghost-seer 1787-1789) by Schiller is one of the best examples.

In the context of the « crypto-catholic controversy » (Jean Blum) the article examines the premises of a national sentiment, which was at first philosophical and religious, and determined the belonging to an « imagined community » (Benedict Anderson) of the protestant and Germanic Enlightenment against the Catholic southern European states. According to the reversibility of collective representations, the crypto-catholic controversy in Germany led to the first representations of a masonic plot – with the ban of the order of the Illuminaten in 1784 – and Cagliostro still appeared to the Pope during his trial in 1790 as an instrument of the masonic plot. The French Revolution sustained this representation of a vast plot. Cagliostro was considered as a repoussoir in the definition of the Protestant German rationality, and then became a revolutionary hero, for example in the character by Alexandre Dumas of Joseph Balsamo, who appeared as the philanthropic architect of a European democratic revolution.

Texte intégral

1Les grandes routes qui, d’une ville européenne à l’autre, organisent la circulation des biens, des hommes, des idées, constituent les axes de développement de la sociabilité européenne qui s’amplifie dans toute la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elles sont aussi les voies privilégiées qu’empruntent une foule d’aventuriers, d’entrepreneurs, charlatans et autres chevaliers d’industrie auxquels le développement d’une république des lettres et des arts cosmopolite permet de circuler d’un salon à l’autre, utilisant les recommandations des membres de cercles éminents où ils ont su briller de leurs feux réels ou feints, et prenant les patentes et accréditations des loges et sociétés secrètes qui fleurissent à l’époque comme passeport d’introduction dans les meilleurs milieux.

2Le « comte » Alexandre de Cagliostro, né probablement en Sicile en 1743 et mort en 1795, ayant pour identité supposée Joseph Balsamo (nom sous lequel Dumas en fera l’un de ses plus célèbres personnages), fut l’un de ces charlatans prestigieux, pratiquant médecine parallèle et guérisons miraculeuses, grand maître en franc-maçonnerie, versé dans les sciences alchimiques et magiques. Depuis sa Sicile natale, Cagliostro embrasse rapidement la carrière d’un coureur de grandes routes, confiant sa subsistance à ses talents de faussaire ou de proxénète (selon ses détracteurs) et gagnant peu à peu un succès plus sûr grâce à ses supposés talents médicaux qu’il offre avec prodigalité. Comme beaucoup des charlatans de l’époque, il vient d’Italie. Selon les linéaments incertains de sa biographie, il a parcouru une grande partie de l’Arabie ou de l’Orient, est passé par Malte et la péninsule Italienne, le sud de la France, et peut-être l’Espagne et le Portugal entre 1770 et 1776 : l’Europe méridionale catholique est à la fois son lieu d’origine et le théâtre de ses opérations. Vêtu richement, courant les routes d’Europe en grand équipage, il revendique lui-même des origines encore plus lointaines, se présente comme le protégé d’un dignitaire de la Mecque, initié aux secrets de la nature dans les pyramides d’Égypte. Les antiquités égyptiennes sont alors de mode, et ce noble voyageur « égyptien » fascine d’autant plus que l’Égypte pharaonique apparaît comme le berceau des sagesses antiques de la Grèce et de l’Occident.

3Cosmopolite de fait, puisqu’il se revendique « noble voyageur », alchimiste, titulaire d’un titre de comte évidemment fantaisiste, Cagliostro apparaît tout d’abord comme un charlatan italien, comme un vendeur de drogues et de potions dans la plus parfaite tradition des célèbres Contugi ou Borri1. Pourtant, il sait rapidement ajouter à ses talents les pratiques spirituelles les plus modernes. À Londres, en 1776, il est admis aux grades d’apprenti, de compagnon et de maître, à la loge de l’Espérance. Désormais pourvu de titres et de talents plus faciles à monnayer en Europe du Nord, et mettant à son profit l’immense réseau de protection et d’échange des francs-maçons européens, il s’aventure dans les pays protestants et jusqu’en Pologne, en Courlande (l’actuelle Lettonie), et à Saint-Pétersbourg, une partie de ses voyages particulièrement importante puisqu’elle donne lieu à plusieurs publications qui le mettent en scène.

4En Courlande, en 1779, bénéficiant sans doute des recommandations de frères maçons, il parvient à s’introduire dans le cercle restreint de la famille Medem von der Recke. Il y fonde une loge maçonnique égyptienne, Les trois sœurs couronnées, dont il s’établit « Grand Cophte », c’est-à-dire intermédiaire entre les fidèles et les esprits invisibles. Il offre à ses adeptes aristocrates un programme de régénération physique et spirituelle censé rendre à l’homme son immortalité première, offrir des révélations sur la foi, et – chose plus terre à terre – faire grossir les perles ou produire la poudre pour changer les métaux en or. Son succès auprès de la noblesse protestante courlandaise est presque total. Lorsqu’il quitte Mittau pour Saint-Pétersbourg et Varsovie, il laisse ses adeptes convaincus. Moins chanceux en Russie où, en dépit de protections puissantes, l’impératrice Catherine II refuse de le rencontrer et lui consacre même plusieurs comédies satiriques particulièrement féroces2, il décide alors de retourner en France, à Strasbourg en 1780, où l’attend la célébrité et la protection du cardinal de Rohan en personne, zénith de sa gloire qui s’achève par la célèbre affaire du collier de la reine en 1785-1786, suite à laquelle Cagliostro est embastillé de longs mois.

5Quoique blanchi à la suite du jugement rendu par le Parlement, Cagliostro, devenu entre temps (du fait de son succès dans les milieux parlementaires et auprès du peuple) un ennemi de la monarchie, voit se déclencher contre lui une véritable cabale à laquelle ses anciens soutiens en Europe sont invités à contribuer. Celui qui fascinait hier est alors vigoureusement attaqué, tandis que surgit de façon systématique et polémique la question de ses origines : en France, la comtesse de La Motte Valois, sa principale contradictrice, l’accuse d’être le fils d’un cocher de Naples dénommé Thiscio et d’avoir « des liaisons avec le sieur Cosmopolite (fameux charlatan d’Italie) »3. Dès son arrivée en terre allemande, le cosmopolitisme de Cagliostro était déjà souligné de façon critique, d’abord parce qu’il désigne celui qui n’est de nulle part, mais aussi parce qu’il s’inscrit dans la lignée suspecte des alchimistes charlatans. Le jeune gazetier Schiller écrit : « Ce personnage que l’on connaît depuis un moment sous le nom de Comte Calliostro est de naissance et d’origine inconnues. On le dit tantôt Arabe, tantôt Gascon, tantôt franciscain défroqué, et Dieu sait quoi d’autre encore »4, tandis que le naturaliste Christoph Meiners, cité par Mirabeau dans une lettre sur Cagliostro, écrit : « quelques-uns l’ont fait passer pour Espagnol, d’autres pour Juif, Italien, Ragusain et même pour Arabe […] il parle mal l’italien, il s’exprime dans un mauvais français et n’a pas pu échanger un mot d’arabe avec le professeur Norberg »5. La liste des appartenances supputées de Cagliostro est longue : tour à tour Turc, Juif portugais, Grec, Égyptien d’Alexandrie6 ... Une chose semble acquise : ce faux comte vient de l’espace méridional, l’espace des marges culturelles, politiques, morales et religieuses de l’Europe.

6Cet article voudrait s’interroger sur la façon dont se détermine, en particulier chez les anciens adeptes protestants maçons de Cagliostro, à Mittau et à Varsovie, et d’une certaine mesure depuis Saint-Pétersbourg, une représentation de Cagliostro largement émancipée du réel qui dessine symétriquement chez ses détracteurs une communauté de culture, de philosophie et de foi. Associée à la légende noire du jésuitisme et du catholicisme de Rome, terre d’Inquisition, de foi obscurantiste, inspiratrice des bûchers templiers, terre de la politique occulte des Médicis ou des Borgia, de la dépravation des mœurs, des complots politiques, l’Italie détient sa propre légende noire, alimentée depuis la fin des Croisades et la Renaissance. Elle fait donc figure de contre-modèle pour les protestants de l’Aufklärung allemande, tout comme l’antipapisme participe depuis la Réforme au sentiment distinctif des réformés anglais. La figure d’un étranger qui associe à des origines italiennes déjà dangereuses le caractère suspect d’un cosmopolitisme non plus perçu comme idéal mais comme expédient douteux, dénoncé comme occultiste après avoir été adulé comme mage, mystérieusement riche et comte de pacotille, prend dans le contexte de résurgence des théories complotistes anti-jésuites de la fin du XVIIIe siècle un relief nouveau. À travers cette construction d’un Cagliostro fantasmatique, il s’agit de tenter de cerner comment se construit l’image d’une collectivité qui, à travers cette représentation du tiers exclu, se construit elle-même dans son identité propre, à la fois culturelle, historique, morale et religieuse.

Contre le charlatan : illustrer individuellement la désillusion

7Peu de temps après l’Affaire du collier, en 1787, paraît à Berlin chez l’éditeur Friedrich Nicolai (1733-1811) un volume intitulé Nachricht von des berüchtigten Cagliostro Aufenthalte in Mitau, im Jahre 1779, und von dessen dortigen magischen Operationen7. L’auteur, la comtesse de Medem, Charlotta Elisabeth von der Recke (1754-1833), est la demi-sœur de la duchesse de Courlande. Destinée à devenir une figure notable des lettres allemandes, Elisa a connu Cagliostro lors de sa venue en Courlande (actuelle Jelgava, en Lettonie) en 1779, et a figuré parmi les adeptes de la loge Les trois sœurs couronnées, avant de publier huit ans après ce Nachricht, qui témoigne d’un revirement d’opinion aussi spectaculaire par sa radicalité que par la mise en scène scripturale qu’il choisit. Nicolai, éditeur et préfacier du mémoire d’Elisa von der Recke, est quant à lui éditeur de la Allgemeine deutsche Bibliothek, l’un des principaux organes de fabrication de la nouvelle opinion publique de la fin du XVIIIe siècle. Un ami d’Elisa, le comte de Moszinski a écrit presque simultanément, en 1786, son propre pamphlet, Cagliostro démasqué à Varsovie8, où il dénonce Cagliostro comme imposteur après avoir été son disciple en alchimie.

8Dans les deux cas, la représentation du charlatan cosmopolite, suspect sur le plan des mœurs comme de la foi, permet une définition symétrique opposée du sujet qui le représente. Moszinski comme Elisa von der Recke se mettent en scène dans leurs deux textes, notamment en adoptant l’énonciation du récit autobiographique dans lequel la désillusion succède à l’erreur première. Les formes narratives choisies (lettre, journal, manuscrit) présentent toutes l’avantage d’être des écrits privés, communiqués à titre exceptionnel par sollicitation de l’urgence ou d’amis inquiets. Le comte Moszinski écrit ainsi : « Voilà, mon cher ami, le manuscrit que vous me demandez. Faites-le imprimer, ou servez-vous-en d’une manière quelconque pour l’intérêt de la vérité, et pour démasquer l’imposteur Cagliostro »9. Il y a urgence, pour l’auteur comme pour son entourage, à dénoncer le charlatan.

9Ces choix génériques répondent également à un souci d’intégrité, de transparence, de candeur, d’humilité. Pour Elisa von der Recke, c’est surtout l’ « amour de la vérité » (« Wahrheitsliebe »)10 qui motive l’écriture. Une véritable posture éthique se définit ainsi contre celui qui a abusé – affirme-t-on – de la crédulité du public. Cette transparence revendiquée ne craint à aucun moment de faire ses preuves : il faut donc, avant de peindre la désillusion, peindre l’asservissement consenti au charlatan. Cagliostro démasqué à Varsovie prend ainsi essentiellement la forme d’un journal d’adepte en alchimie. À l’intérieur du Nachricht, la retranscription du « Journal » (Bericht) d’Elisa von der Recke a également pour vocation d’authentifier au maximum la parole de l’adepte confiant avant que son regard ne devienne dénonciateur. Dans Cagliostro démasqué à Varsovie, l’authenticité scrupuleuse du témoignage est évidemment soulignée par celui qui s’en proclame « l’éditeur ». La publication du texte est faite telle quelle, et c’est-à-peine si l’on y déplore ce qui garantit son authenticité, sa « diction qui aurait pu être plus correcte [ …] mais on a mieux aimé la conserver telle qu’elle est »11, puisqu’elle garantit la « relation authentique », et fait du journal un véritable « procès-verbal dressé par M. Le Comte de M*** , savant et grand connaisseur »12, constitué de « faits […] vrais au pied de la lettre [qui] pourront être prouvés par des témoins oculaires ». Bien sûr, la forme de journal donne à la satire une de ses armes principales. Le journal, qui ne suppose pas de lecteur a priori, implique un pacte de lecture fondé sur la transparence : qui n’écrit que pour lui-même n’a personne à qui mentir, et sa satire n’en est que plus digne de foi.

10La façon dont Elisa von der Recke montre l’exemple d’une croyance sincère suivie d’un renoncement rationnel mérite elle aussi attention. Le Nachricht est en effet constitué de deux parties éditées en vis-à-vis : les souvenirs apparaissent sous la forme d’un journal, rédigé en 1779 et intitulé « Bericht über Cagliostros Aktivitäten von 1779 » (« Journal tenu sur les activités de Cagliostro en 1779 »), auquel s’ajoutent des « remarques » (« Anmerkungen ») rédigées en 1787. En regard de l’authentique « journal » cité en intégralité sur les pages de gauche, apparaît donc l’analyse ou la critique postérieure de ce même journal et de sa rédactrice, qui décèle les fourberies de Cagliostro et apporte sur les agissements trompeurs du charlatan et sur la naïveté de ses victimes l’éclairage d’un âme revenue de l’illusion. La mise en page du texte publié par Nicolaï témoigne ainsi de la volonté d’une mise en scène textuelle de la dialectique illusion/vérité :

Wenn man übrigens in dem Aufsatze von 1779 liesest, wie sehr die Verfasserin damals Cagliostro für einen Wundermann hielt, so siehet man ein, dass sie nichts zu seinem Nachteile wissentlich geschrieben habe ; une hieraus erwächst die vollkommenste Glaubwürdigkeit13.

11Le Nachricht évoque étape après étape comment le charlatan, « l’homme le plus singulier » (« den sonderbarsten Mann »), entre dans les bonnes grâces de la famille, réussissant à susciter chez la plupart un aveuglement total. L’évocation par la jeune femme de sa propre crédulité adopte souvent une tonalité confessionnelle : « Ich gestehe dass ich schwach genug war, diesem allen Glauben beizumessen »14. Exhibant les erreurs qui sont celles à la fois de la femme et de la jeunesse, elle prête foi aux expériences théurgiques qu’elle qualifie « d’exorcisme », dont l’une révèle à l’assemblée la présence d’un trésor proche que Cagliostro entend lui faire découvrir. La posture de victime repentie choisie par Elisa von der Recke n’est donc pas anodine : elle permet de retourner le dommage en exemple. Le dispositif fonctionne comme une illustration personnelle qui érige l’Aufklärung en enjeu exemplaire individuel. L’expérience de la prise de conscience de l’illusion doit permettre la prise de conscience de tous ceux qui seraient encore tentés de croire les affabulations du charlatan. L’enjeu est donc bel et bien un enjeu collectif, public, voire politique, qui consiste à empêcher les âmes de ses contemporains de tomber dans les pièges du charlatan. Le Nachricht n’a pas d’autre fonction que celle de mettre en garde ou de détromper les « âmes bien nées » (« edle Seele »), contre une « Begierde nach Wundern », une passion pour le merveilleux.

12Ainsi adressé comme un texte de défense de la raison, le Nachricht connaît un succès rapide que son statut de témoignage individuel sur les agissements isolés d’un charlatan ne laissait pas attendre. C’est un véritable succès de librairie, qui vaut à son auteur une légitimité de femme de lettres de l’Aufklärung, jusqu’en Russie : lorsque Catherine II prend connaissance du texte d’Elisa von der Recke, elle en félicite l’auteur et encourage aussitôt la traduction de l’ouvrage en diverses langues, traduction assumée par Timoph Sacharin, et dotée d’une prime de 400 roubles, comme le rappelle Zimmermann à Nicolai15. Le même Zimmerman conseille à ce dernier une traduction française16, qui ne fut à notre connaissance jamais publiée, contrairement à des traductions en langue suédoise17 et hollandaise18 : le témoignage d’Elisa, d’expérience individuelle, devient progressivement une machine de guerre depuis le monde protestant contre un Cagliostro menaçant la raison et la foi.

13Les deux sont en effet étroitement liés. Illustrant point par point le programme kantien exposé dans « Was ist Aufklärung ? », il importe surtout pour Elisa von der Recke, pour Catherine II ou pour Moszinski de faire acte de dénonciation publique. En rappelant la difficulté pour les hommes (en particulier pour le beau sexe, écrit Kant) d’accéder à la majorité, en rappelant que l’Aufklärung est avant tout conquête d’une liberté individuelle, en appelant certains libres penseurs à « répandre autour d’eux cet esprit qui fait estimer au poids de la raison la vocation de chaque homme à penser par lui-même et la valeur personnelle qu’il en retire », enfin en appelant à « faire publiquement usage de sa raison en toutes choses »19, Kant plaidait pour la conquête d’une majorité individuelle, passant par un usage public de la raison.

14La satisfaction, l’honneur de démasquer l’imposteur est de fait l’œuvre d’un seul individu, mais presque systématiquement renvoyé à l’exercice collectif d’une vigilance qui doit interdire à un charlatan suspect de pénétrer l’espace et la sociabilité partagés. Les pays germaniques ne sont pas seuls à s’attribuer le mérite de cette dénonciation publique. Dans Cagliostro démasqué à Varsovie, on lit que « la Pologne a la gloire d’avoir démasqué cet homme si merveilleux, qui avait fait tant de sensation ; qui s’était acquis tant de considération à Pétersbourg et à Mittau, et était enfin venu à bout de faire croire dans tous les autres pays qu’il était un prodige de science »20. À la crédulité de la plupart des nations d’Europe, la Pologne, à travers son distingué comte, peut donc se targuer d’opposer la raison qui démasque les faux-semblants. La figure de valorisation de la critique localisée dans un territoire donné est constante dans les représentations européennes de Cagliostro. Même depuis la lointaine Russie où elle a consacré trois pièces satiriques au charlatan Cagliostro, mais aussi à ceux qu’elle appelle indistinctement « martinistes » ou « illuministes », Catherine II fait du charlatan un péril pour l’État et pour l’ordre public. Elle se plaît à opposer dans sa correspondance avec le docteur Zimmermann la frivolité décadente, la superstition, la naïveté des mœurs de l’Europe de l’Ouest à la raison. Il ne s’agit pas alors pour elle de faire uniquement acte de littérature. Gardienne de l’intégrité nationale, elle écrit : « Il m’est venu à l’esprit de profiter de la première occasion d’adresser un manifeste à mon peuple pour le mettre en garde contre la séduction d’une invention étrangère »21. Selon toute logique, la pièce peut donc prétendre rivaliser avec les modèles culturels du théâtre français ou anglais :

Je n’ai jamais lu une comédie Anglaise ou Française qui soit mieux dialoguée […] et dont la satire soit mieux maniée et plus heureusement lancée […] la soi-disant bonne société, depuis la Néva jusqu’à l’Elbe, au Rhin et à la Seine, aura honte de sa folie, et puisera dans cette pièce admirable et unique la philosophie qui lui manque et qu’elle peut apprendre en riant de cette auteur Russe aimable et charmant22.

15Et Zimmermann d’accentuer le trait :

quel beau spectacle de voir le monde vraiment fou ; de voir l’Allemagne remplie de princes, de généraux, de gens de lettres, et de gens de toute couleur, qui dansent comme des possédés d’après le violon de chaque fourbe qui se dit Illuminé ou Magicien […] et puis de voir la plus grande Souveraine de l’univers rire publiquement de toutes ces folies et prêcher d’exemple aux femmes de Paris, à ces légions de gens de lettres, à la plus grande partie des cours de l’Allemagne […]. Ce n’est plus le midi qui éclaire le nord, c’est au nord d’éclairer le midi ; c’est des bords de la Néva que nous arrive la lumière.

16Depuis le nord de l’Europe est ainsi soulignée chaque fois l’irréductibilité du charlatan au périmètre de la culture des Lumières et de l’esprit national. Cette opposition passe par la mise en évidence d’un danger, qui est de voir dans ses actions une menace publique, voire une menace pour le corps politique. Cette opposition est fondamentalement contrastive : il s’agit de dénoncer, depuis l’espace national menacé, ce que les pays voisins n’ont su voir. Le privilège des Lumières est ainsi revendiqué à la fois à Berlin, à Varsovie, à Saint-Pétersbourg.

La définition d’une foi rationnelle luthéro-kantienne

17Le rapport établi par Benedict Anderson entre le déclin des certitudes religieuses et l’apparition de l’idée nationale est un rapport flou, qui n’est pas un rapport d’implication23 mais de simultanéité : l’idée de nation ne prend pas son essor parce que l’idée de la communauté religieuse (par essence universaliste lorsqu’elle est chrétienne) tend à refluer, elle prend son essor parallèlement au reflux de celle-ci.

18Dans les pays germaniques, au contraire, l’arrière-plan culturel, historique et religieux constitué par le luthéranisme et sa figure centrale est un excellent vecteur de solidification d’une conscience nationale autour de ceux qui s’en revendiquent comme les héritiers. En effet, Luther n’apparaît pas seulement comme l’artisan du schisme religieux ayant abouti à la religion raisonnée, mais également en tant que promoteur de la langue allemande à travers le monde de l’édition des débuts du XVIe siècle ; enfin, il est instauré comme précurseur de la modernité philosophico-religieuse, notamment et surtout lorsque semble menacer le danger d’une re-catholicisation. Ce n’est pas tant par ses origines suspectes, par son passé mystérieux, que Cagliostro se trouve attaqué, mais bien parce qu’il est suspecté d’être un agent catholique.

19Au moment où paraît le Nachricht, Nicolai, la Allgemeine deutsche Bibliothek, mais aussi l’autre grande gazette de langue allemande, la Berlinische Monatschrift, sont en effet engagés dans la querelle désignée sous le terme de querelle du « cryptocatholicisme ». Ils se consacrent essentiellement entre 1785 et 1790 à des publications polémiques dans lesquelles sont combattues la Schwärmerei (« l’enthousiasme » religieux) et l’influence supposée des jésuites dissouts depuis les années 1760, qui menace alors, pense-t-on, de reconversion catholique les princes des pays allemands24. La campagne contre Cagliostro associe justement la critique traditionnelle du charlatan cosmopolite et magicien au contexte de dénonciation d’un cryptocatholicisme, alors même qu’aucun signe biographique avéré ne permet d’y associer, hier comme aujourd’hui, le Sicilien fameux qui sera même condamné à mort quelques années plus tard par l’Inquisition romaine. Le combat contre Cagliostro s’établit donc dans la continuité de la révolution luthérienne.

20En effet, si la démarche d’illustration individuelle de l’Aufklärung fournissait le contexte idéologique de la publication du Nachricht, le soupçon cryptocatholique voit dans Cagliostro un danger de confusion spirituelle, de dérèglement mystique de l’imagination qui ne saurait provenir, pour un protestant des pays germaniques, que de la menace catholique d’un Italien itinérant derrière lequel se profile toute une Église rivale. L’opposition des concepts Aufklärung / Schwärmerei, désignant deux attitudes opposées de la raison, se double ainsi d’une opposition Réforme / catholicisme. Elle érige en contre-modèle, en légende noire, l’Italie obscurantiste, la foi déréglée et, à travers la menace jésuite conçue comme fer de lance d’une reconquête secrète, les ambitions hégémoniques de Rome.

21Le soupçon de cryptocatholicisme prend également une résonance toute particulière du fait du contexte maçonnique qui est celui où évoluent Cagliostro et ses adeptes : en Allemagne, la Stricte observance templière, alors dominante, a adopté comme son mythe originel la communauté chrétienne primitive, et maintient alors vif le souvenir des Croisades et des persécutions des chevaliers templiers par le pape. L’opposition au catholicisme, le souvenir du bûcher du dernier grand-maître Jacques de Molay, nourrissent la représentation noire de ceux que l’on soupçonne alors de vouloir faire rentrer les princes protestants dans le giron de Rome. Parmi ceux qui sont particulièrement visés par les milieux de l’Aufklärung figurent Johann August von Starck, prédicateur à la cour de Hesse-Darmstadt, ou encore le pasteur de Zürich Lavater. Starck est en effet soupçonné d’avoir abjuré secrètement le protestantisme et de vouloir catholiciser en secret la Stricte observance et la maçonnerie dans son ensemble par l’introduction de nouveaux ordres cléricaux au sein de la Stricte observance. Starck, qui adopte très tôt des positions déistes, incarne aussi le versant mystique et clérical de la franc-maçonnerie de la Stricte observance. Quant à Lavater, il s’illustre, comme l’a montré Roger Kirscher25, dans une défense des beautés du catholicisme en contribuant à l’essor d’une littérature racontant ou justifiant des cas de conversion.

22C’est la raison pour laquelle l’évocation que fait Elisa von der Recke de Cagliostro rattache les pratiques spectaculaires du charlatan à un fond doctrinal théurgique voire théologique que son ouvrage détaille au point de constituer aujourd’hui, paradoxalement, puisque publié par un détracteur, une source essentielle de connaissance sur le rite égyptien. En effet, Elisa von der Recke évoque « les leçons » (« Lehren ») du Sicilien, ses enseignements, ses conseils en matière de spiritualité et de morale, confortant ainsi l’image d’un doctrinaire et d’un « Sittenprediger »26 (« prédicateur de bonnes mœurs »), terme qui rappelle les fonctions de Starck auprès de la cour d’Hesse-Darmstadt. Les éléments de la théosophie maçonnique cagliostrienne  sont développés par Elisa von der Recke  dans un passage du Nachricht intitulé « fragments de l’enseignement philosophique magique de Cagliostro » « Bruchstücke aus Cagliostros magischer Philosophie » où elle tend à prouver combien la foi cagliostrienne dévie de la religion protestante : définition de Moïse, d’Élie et du Christ comme triade des prophètes sacrés qui gouvernent la foi des francs-maçons, cléricat absolu du Grand Cophte, définition d’un syncrétisme des livres sacrés (Bible, doctrines grecques, Eddas islandaises, Zend Avesta zoroastrien …), des chiffres et lettres magiques, application de la « force de l’âme » à l’immortalité et aux vérités supérieures de la connaissance et de la morale, etc. Ici réside pour Elisa von der Recke l’essentiel du danger : Cagliostro incarne dans le domaine religieux les superstitions et l’enthousiasme qui menacent l’intégrité de la foi protestante.

23Plus précisément, le terme de Schwärmerei apparaît richement connoté dans le contexte intellectuel des Lumières allemandes. Issu du verbe schwärmen (bourdonner), il désigne une disposition de l’esprit échauffée dans laquelle l’enthousiasme et l’idéalisme outrepassent les limites fixées par la raison au domaine du connaissable, c’est-à-dire aux phénomènes formant le système de la nature. La Schwärmerei désigne donc l’illusion de pouvoir connaître, illusion de la raison parce qu’elle considère qu’elle peut accéder à la connaissance de l’illimité de façon immédiate. Il n’est pas anodin que Cagliostro soit désigné comme Schwärmer, et que son influence soit celle de la Schwärmerei : ses détracteurs, Nicolai et Recke, se situent en cela dans la droite lignée de Luther et de Kant, doubles gardiens de la rationalité dans la foi protestante, et surtout piliers constitutifs de l’identité politico-religieuse allemande (pour le premier), culturelle et philosophique (pour le second). Dans ce creuset du libéralisme et du rationalisme politico-religieux des Lumières allemandes, l’intérêt éprouvé pour la figure de Cagliostro se concrétise en 1790 avec l’ouvrage de Ludwig Ernst von Borowski (1740-1831), élève et biographe de Kant, qui, tout en offrant la première biographie compilée de Cagliostro, parachève le mouvement d’annexion de la critique du charlatanisme et de la Schwärmerei27 cagliostrienne sous la bannière du rationalisme des Lumières allemandes, et en particulier du philosophe de Königsberg.

24Dans son acception péjorative et polémique, le terme de Schwärmer est employé par Luther pour condamner les mystiques hérétiques déviant par rapport à la ligne luthérienne, prophètes de Zwickau, anabaptistes et autres âmes égarées dans la croyance d’un accès immédiat au divin sans passage par les Écritures ou prenant les sacrements pour réalités magiques. Le terme est repris par Kant, comme l’a montré Béatrice Allouche Pourcel28, pour offrir à son système le fond de la réfutation des idéalistes Swedenborg, Berkeley, ou du panthéisme attribué à Jacobi. La Schwärmerei, écrit Kant, « est une illusion qui consiste à voir quelque chose par-delà toutes les limites de la sensibilité, c’est-à-dire vouloir rêver suivant des principes […] c’est à la folie même que doit être comparée la Schwärmerei »29. Dans les termes de la querelle, Schwärmerei s’oppose à Aufklärung comme la raison, considérant qu’elle peut outrepasser le champ dévolu par les phénomènes, s’oppose à l’exercice de la raison dans ses bornes admises. En situant la réfutation de Cagliostro dans le champ philosophique et religieux, Elisa von der Recke et Nicolaï aboutissent au paradoxe suivant : ils inventent et amplifient considérablement une figure repoussoir alors même qu’ils cherchent à la combattre. L’enthousiaste Cagliostro devient une figure contre laquelle se met en scène à la fois la nécessité d’une conquête individuelle de l’Aufklärung et de la publication de cet exemple auprès des lecteurs.

25Le protestantisme détermine donc une attitude de l’esprit et une forme de la foi qui sert d’antidote aux manigances d’un charlatan : aussi Nicolai rappelle-t-il qu’Elisa n’a dû son salut spirituel qu’à la morale qui fonde la foi protestante. « Indessen würde auch die vorzügliche Geisteskraft diese edle Frau nicht so geschwind auf den rechten Weg geleitet haben, wenn Ihr nicht Ihre unerschütterlichen moralischen Prinzipien, auf die sich Ihre vernünftige Religion gründet, zu Hülfe gekommen wären »30. La foi fondée par la raison et par la morale s’oppose ainsi au catholicisme dénoncé, qui invente des « Mystiche une magische Systeme aller Art [die] halten Schritt mit den sinnlichen Gefühlen in der Religion, welche das Herz so vieler gutmütigen Personen erhitzen, ohne den Verstand zu erleuchten »31. En somme, Cagliostro agit comme révélateur malgré lui : pensant subjuguer les âmes féminines en proie à l’imagination, il n’est en réalité que ce qui permet à la morale protestante de se distinguer, en fondant dans la direction indiquée par Kant une « religion raisonnable ». C’est bien à travers lui que ses disciples peuvent envisager l’établissement d’une vraie religion, celle d’une « Wohltätigen religion des Herzens, des echten vernünftigen Christentums »32, une bienfaisante religion associant le cœur et de la raison chrétienne.

Légende noire jésuite et communauté de l’Aufklärung

26Que la représentation de Cagliostro en tiers exclu définisse en retour la communauté qui s’en distingue, c’est ce que montre l’invention d’un Cagliostro associé au supposé complot jésuite qui fleurit au tournant des années 1780. Il fallait définir, par opposition au charlatan cosmopolite, par rapport au comte de fantaisie, une aristocratie de cœur et de raison spécifiquement allemande, par rapport au mage occultiste et au directeur de conscience, une foi rationnelle protestante individuelle et autonome. Enfin, contre la communauté des protestants est inventée la légende, instituée en partie par la querelle du cryptocatholicisme (qui vise en premier lieu Starck et Lavater, mais tous deux ont rencontré Cagliostro), un Cagliostro agent d’un complot jésuite visant à subvertir la foi et la raison des princes allemands.

27D’autres éléments imaginés ou réinventés par Elisa von der Recke accréditent l’idée d’un Cagliostro catholique. Nicolai voit dans le fait que Cagliostro sache citer facilement la Bible, ce que selon lui seuls les membres du culte sont capables de faire, une preuve de son appartenance à la prêtrise catholique. Pour Elisa von der Recke, l’allusion de Cagliostro à ses supérieurs, à son prosélytisme, et sa volonté de s’introduire près des puissants (Catherine II de Russie), enfin le respect qu’il montre pour les lettres I.H.S, « sources éternelles de tout bien » et qu’il faut évoquer « avec le plus profond respect »33, le mystère entretenu autour de sa mission sont des éléments probants : « steigt die Vermutung, dass, er ein Emissar der Jesuiten gewesen ist, in mir fast zur Gewissheit »34 (« tout cela affermit jusqu’à la certitude mon opinion selon laquelle il est un émissaire des Jésuites »). L’enthousiasme du théurge ne rappelle que trop les reproches faits à la doctrine catholique par un protestantisme désireux de fonder en raison la foi, en se détachant des éléments sensuels de l’imagination et de la mystique. Enfin, même les tours de passe-passe, la substitution des creusets alchimiques, le truquage des séances de divination prennent, dans la lecture religieuse d’une condamnation d’un Cagliostro catholique, un relief nouveau. Ces « jongleries » (« Gaukeleien ») apparaissent comme la critique des rites catholiques, tout comme son ésotérisme est le reflet des mystères catholiques entretenus par le cléricat, ou la méfiance et l’opposition protestante aux dogmes de la transsubstantiation. Le modèle du charlatan rappelle donc par plusieurs aspects les critiques traditionnellement adressées aux prêtres catholiques, dont il apparaît comme la résurgence. Peu étonnante est donc l’adoption, par Elisa von der Recke et Nicolai, d’une posture qui, après avoir été kantienne dans la défense de la raison contre la Schwärmerei, devient luthérienne lorsqu’il s’agit de défendre la foi protestante contre l’étranger. Il s’agit pour Elisa von der Recke de délivrer ses semblables du « marais de superstitions dont le grand Luther a commencé à nous délivrer »35.

28Dans leur élaboration d’une figure repoussoir, outre la figure du chimiste escamoteur cosmopolite, du mage autoproclamé, ou du directeur de mœurs, Elisa von der Recke et Nicolaï mettent en exergue la question des moyens financiers de Cagliostro. L’alchimiste faiseur d’or, faisant son entrée en grande pompe dans Strasbourg, semble prêter ici le flanc à une réinterprétation qui fait de lui le chef d’une secte agissant dans l’ombre. Ce thème de l’alchimiste faiseur d’or, véhiculé par les lettres privées, devient chez Recke et les auteurs qui lui succèdent un thème essentiel, parce qu’il tend à suggérer que Cagliostro, loin d’être un aventurier isolé, est en réalité le bras agissant d’un vaste réseau occulte de financement jésuite agissant à l’échelle européenne.

29C’est en effet une lettre de Jean-Laurent Blessing, philosophe, théologien et professeur à l’université de Strasbourg ayant eu pour élève le frère d’Elisa von der Recke, qui informe cette dernière des soupçons qu’il éprouve à l’égard de Cagliostro :

On a remarqué qu’il ne tire ici son argent ni par lettres de change, ni en nature de qui que ce soit, et que cependant, il paye toujours régulièrement, généreusement, et d’avance sans recevoir ici la moindre chose, du moins immédiatement. (…) Voilà ce qui a fait naître chez quelques-uns l’idée qu’il était un émissaire des Jésuites, tout cela ne sont que des conjectures36.

30Citée in extenso, la lettre de Strasbourg de Blessing est reprise et considérablement amplifiée par Recke et Nicolai. Le texte d’Elisa von der Recke ne s’encombre pas des « conjectures » et identifie avec une certitude croissante l’appartenance de Cagliostro à la politique « jésuite » qui, dans un espace de réception critique des Lumières protestantes, ne peut être que dangereux parce qu’il agit de façon cachée. Le texte – souvent sur le mode du sous-entendu – alimente progressivement des termes de la querelle du cryptocatholicisme l’évocation du charlatan, en faisant régulièrement allusion au « parti » (« Anhang ») de Cagliostro, réseau décrit comme présent à travers toutes les strates sociales, « von Personen aus allen Ständen ». En 1790, Borowski, qui ne fait que résumer une opinion déjà présente chez ses prédécesseurs, fait remarquer que Cagliostro possède 800 ducats à Mitau, 8000 à Varsovie, et qu’il quitte Strasbourg en possession de 600 000 livres :

[man muss] nur noch ein Paar Worte von den tätigern Freunden zu sagen, die Cagliostro nicht allein verteidigten, sondern ihn hülfreich unterstützten, ihm unerhörten Zufluss von Reichtümern, verschafften und ihm tausendmal grössere Dienste taten, als ihm je schriftstellerische Federn schaffen konnten. Wer waren, wer sind denn diese ?37.

31Il s’agit donc bien de dénoncer, plus qu’un catholique comploteur, l’envoyé d’une société aux multiples intrigues, un véritable parti jésuite européen agissant clandestinement. Notons que cette représentation d’un Cagliostro artisan d’un complot jésuite est promise, surtout outre-Rhin, à un brillant avenir. Elle intègre en effet la naissance du genre du Verschwörungsroman (roman de conspiration) ou du Geheimbundsroman (roman de société secrète) qui se détermine à partir du Geisterseher de Schiller (1789), où l’on trouve, derrière le personnage d’un mystérieux Sicilien, tout un complot jésuite destiné à convertir un prince protestant. Elle inaugure également la figure d’un Cagliostro initié, missionné par une société secrète (les Illuminés, le plus souvent) qui donnera au Joseph Balsamo de Dumas sa coloration philanthrope et obscure à la fois. Notons pourtant que cette représentation est presque inconnue en France, même si Mirabeau, citant la lettre de Meiners, s’en ouvre auprès du public français38.

32L’opposition au charlatan Cagliostro dessine ainsi, dans les rangs de ses détracteurs, le périmètre d’une communauté idéalisée, dont la mission est de défendre à la fois les temples et les principautés germaniques des visées fantasmées de Rome. Il semble imprudent d’affirmer que cette communauté est déjà de nature nationale, même si elle répond en partie à la définition proposée par Benedict Anderson d’« une communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine »39.

33Cette communauté est certes politique, puisqu’elle envisage de se défendre, à l’échelle européenne, contre une menace qui vise en premier lieu ses élites et ses princes. Elle s’envisage à la fois limitée et souveraine, en faisant appel de façon récurrente aux « amis et amies d’Allemagne et de Courlande », « aux amis d’Allemagne, hommes de jugement et de probité »40. Certes, elle paraît trop confinée socialement aux sphères de la bourgeoisie libérale ou de l’aristocratie éclairée des « âmes bien nées », mais dans cette définition d’une aristocratie réelle des Lumières, qui participe à la république européenne des lettres, se dessine la caricature de charlatans venus du Sud, êtres issus des marges politiques religieuses et rationnelles. Bien plus, c’est à travers la réaffirmation de l’appartenance à cette communauté de valeurs philosophiques, religieuses et culturelles que se trouve l’antidote aux charlatans. Elisa von der Recke rappelle ainsi à ses lecteurs qu’ils seront protégés de l’erreur en se rappelant qu’ils se distinguent des trompeurs et des trompés par le triple don du sang, de la foi, et de la vertu : tant que « le noble sang allemand coule dans [leurs] veines, tant qu’[ils seront] de véritables chrétiens protestants, tant qu’ils seront des amis du genre humain et des patriotes »41.

Conclusion

34Avant la naissance à proprement parler de l’idée comme du sentiment de la nation, face au danger irrationnel, hérétique et séditieux associé à un charlatan corrupteur de l’idéal cosmopolite, s’élaborent un certain nombre d’attitudes et de pensées distinctives visant à fédérer une communauté dans ses valeurs, ses modèles historiques exemplaires et son legs linguistique, philosophique et religieux. Face à un charlatan dont les traits sont volontairement noircis et qui se trouve de fait renvoyé à une légende noire sud-européenne, se dessine par opposition l’image d’une communauté imaginée de foi, de raison, de culture et de langue, qui semble agir comme préalable à l’idée de nation. Cagliostro, semble-t-il, contrairement à Starck, constitue une figure synthétique capable, au prix de quelques ajustements et inventions, d’inscrire les peurs de déperdition culturelle et religieuse dans une lutte contre la Schwärmerei, dans une dénonciation d’un complot politique et cryptocatholique. La figure de Cagliostro permet de fixer d’abord le sens de la Schwärmerei du côté de l’enthousiasme mystique à proscrire (juste avant que ne s’opère de façon ambiguë sa réévaluation par le jeune romantisme allemand) et permet une recontextualisation idéologique de la Schwärmerei comme critique d’une tentative insidieuse de re-catholicisation des princes et des élites, en rappelant les différences fondamentales du régime épistémique sous lequel s’opposent foi catholique ignorant la raison et raison allemande fondamentalement protestante.

35Certes, on pourrait nous objecter qu’Elisa von der Recke ne s’adresse qu’aux membres d’un cercle restreint de l’élite aristocratique, qui n’englobe pas la nation allemande en son ensemble, et privilégie un public de lettrés au peuple en lui-même, invention du XIXe siècle, et souligner la précocité de la période considérée qui concerne une Europe pré-révolutionnaire. Pourtant, comme l’a montré Anne-Marie Thiesse, c’est souvent préalablement aux révolutions politiques en Europe que naît le goût de l’appartenance nationale, et parfois y compris au sein des états monarchiques et de l’aristocratie42. Comment, enfin, expliquer le succès rencontré par Cagliostro en 1779 ? Sans doute par le fait que le mage et maître en franc-maçonnerie promettait d’abord l’avènement d’un ordre physique, social et moral gouverné par l’idée de l’homogène et du continu : continuité physique (la mutation des métaux) face aux progrès de la chimie qui annonce le règne de la science et de la matière, continuité métaphysique et mystique (communication avec les esprits divins) à l’ère de la déchristianisation de l’Europe, continuité politique puisque le XVIIIe siècle est producteur de son propre idéal d’unification et de continuité socio-politique, à travers l’idéal cosmopolite. Comme l’écrit Benedict Anderson43, c’est précisément parce qu’elle promet un sens homogène et continu là où l’histoire semble au contraire séparer, séculariser et rationaliser le monde, que l’idée de nation rencontre son succès à la fin du XVIIIe siècle.

Notes

1 Christoforo Contugi, charlatan du xviie siècle et inventeur du célèbre orviétan. Borri, soi-disant « chevalier », fut un occultiste alchimiste qui prétendit avoir découvert la pierre philosophale. Il inspira le roman de l’abbé de Villars, Le Comte de Gabalis.

2 Voir René-Wilfrid CHETTEOUI, Cagliostro et Catherine II, la satire impériale contre le mage, Paris, Éditions des Champs-Élysées, 1947.

3 Réponse pour la Comtesse de La Motte Valois au mémoire du comte de Cagliostro, Paris, [s. n], 1786, p. 7. En réalité, le Cosmopolite désigne d’abord Alexandre Seton, alchimiste écossais du xvie siècle, mais les noms des alchimistes fameux étaient fréquemment usurpés ou repris.

4 Friedrich SCHILLER, « Viel Lärmens um nichts » (« Beaucoup de bruit pour rien »), in Nachrichten zum Nutzen und Vergnügen (Nouvelles utiles et divertissantes), 1781 (nous traduisons), cité par Klaus H. KIEFER (éd.) Cagliostro, Dokumente zu Aufklärung und okkultismus, Beck _ Kiepenheuer, München, Leipzig, Weimar, 1991, p. 175.

5 Lettre du comte de Mirabeau sur MM. de Cagliostro et Lavater, Berlin, Lagarde, 1786, p. 15.

6 Mémoire pour le comte de Cagliostro, accusé, contre M. le procureur général accusateur […], Paris, Lottin aîné, 1786, p. 40.

7 Nachricht von des berüchtigten Cagliostro Aufenthalte in Mitau, im Jahre 1779, und von dessen dortigen magischen Operationen, Berlin, Nicolai, 1787. Édité par Klaus H. KIEFER, op. cit., p. 20-143.

8 Cagliostro démasqué à Varsovie ou relation authentique de ses opérations alchimiques et magiques faites dans cette capitale en 1780. Par un témoin oculaire, [s.l.], [s.n.] 1786.

9 Ibid., p. II.

10 Elisa von der RECKE in KIEFER, op. cit p. 28.

11 Ibid. p. V

12 Ibid., p. III.

13 KIEFER, op. cit, p. 23 : « Quand on lit du reste ce qui a été écrit en 1779 », écrit Nicolaï, « quand on voit à quel point l’auteure tenait Cagliostro pour un homme merveilleux, on se rend bien compte qu’elle n’a pas cherché dans cet écrit à lui faire préjudice, et de là provient même toute la vraisemblance de celui-ci ».

14 KIEFER, op. cit., p. 35 : « J’avoue que j’étais assez faible pour accorder à cela toute ma croyance ».

15 Sigrid HABERSAAT (dir.) Verteidigung der Aufklärung: Friedrich Nicolai in religiösen und politischen Debatten, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1998, p. 141.

16 Ibid., p. 131.

17 Fru von der Reckes Berättelse om Cagliostros magiska försök uti Mitau, Öfwersättning, Stockholm, 1793.

18 Geschiedverhaal van het verbljf van den beruchten graaf van Cagliostro, te Mittau, Boddaert, Amsterdam, 1792.

19 « Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?», Berlinische Monatsschrift, décembre 1784.

20 [Frédéric-Joseph comte de Moszinski], Cagliostro démasqué à Varsovie ou relation authentique de ses opérations alchimiques et magiques faites dans cette capitale en 1780. Par un témoin oculaire, [s. n.], 1786, p. 62.

21 CHETTEOUI, op. cit., p. 49.

22 Extrait d’une lettre du 7 avril 1786, cité par CHETTEOUI, op. cit., p. 48.

23 Benedict ANDERSON, L’Imaginaire national, réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, 2002 [éd. orig. 1983], p. 26 : « je ne prétends pas […] que l’apparition du nationalisme vers la fin du xviiie siècle fut un « produit » de l’érosion des certitudes religieuses ».

24 En effet, c’est chez le même Nicolai qu’ont paru en 1785 les Nachricht von der wahren Beschaffenheit der Jesuiten, dénonçant les visées de l’ordre jésuite : la proximité du titre permet de soupçonner ici celle des buts poursuivis. C’est aussi chez cet éditeur que paraissent en 1788 les traductions des pièces anti-maçonniques de Catherine II sous le titre de Drei Lustspiele wider Schwärmerei und Aberglauben, dont Nicolai rédige la préface.

25 Voir Roger KIRSCHER, Théologie et Lumières, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001, p. 169-171.

26 KIEFER, op. cit. Voir note p. 40.

27 Rappelons ici que le terme est traduit différemment par les traducteurs de l’œuvre kantienne : « enthousiasme » (Philonenko), « fanatisme » (Ferry et Wismann), « divagation » (Rivelaygue), « extravagance » (Jalabert), « exaltation » (Foucault, Renaut et Marty).

28 B. ALLOUCHE POURCEL, Kant et la Schwärmerei, Paris, L’Harmattan, 2010.

29 Emmanuel KANT [A. PHILONENKO, trad.], Critique de la Faculté de juger, « remarque générale sur l’exposition des jugements, Paris, Vrin, 1986, p. 111.

30 KIEFER, op. cit., p. 23 : « même sa force d’esprit éminente n’aurait pas suffi à montrer à cette noble femme le droit chemin, si elle n’avait été secondée par les privilèges moraux inflexibles qui servent de fondement à la religion raisonnée ».

31 Ibid., p. 32, « des systèmes mystiques et magiques (…) qui vont de pair avec un sentiment sensuel dans la religion, et échauffent le cœur sans éclairer l’esprit ».

32 Ibid., p. 27.

33 KIEFER, op. cit., p. 110.

34 Ibid., p. 100.

35 « den Schlamm des Aberglaubens (…) aus welchem der grosse Luther uns zu befreien anfing », ibid., p. 35.

36 Ibid., p. 48-49.

37 KIEFER, op. cit., p. 428 : « il faut dire un mot des amis actifs de Cagliostro qui ne l’ont pas seulement défendu, mais qui l’ont soutenu avec prodigalité, qui lui ont fourni un afflux inouï de richesses, et lui ont offert plus d’une fois le soutien de plumes rémunérées. Mais qui étaient-ils ? Qui sont-ils donc ? ».

38 « M. Meiners (…) semble adhérer à une opinion que j’ai trouvée très répandue parmi les savants et plus encore par les sages d’Allemagne ; à savoir que les Jésuites ourdissent des trames secrètes dans les pays protestants, ou pour y rassasier leur soif de prosélytisme, ou pour s’y ménager une influence qui répare leurs malheurs, et rétablisse avec éclat leur société plutôt dispersée qu’anéantie. On soutient qu’ils stipendient dans cet objet un grand nombre d’émissaires, dont le principal ressort est leur prétendue habileté dans les sciences occultes, et la curiosité crédule des grands dont ils savent exalter l’imagination, fasciner l’esprit, capter la confiance. Il paraît que M. Meiners regarde Cagliostro comme un des principaux organes de cette étrange mission ». MIRABEAU, op. cit., p. 22.

39 Benedict ANDERSON, op. cit., p. 19.

40 KIEFER, op. cit., p. 22. « Ihrer Freunde in Deutschland, Männern von Einsicht und geprüfter Redlichkeit ».

41 « so lange edles deutsches Blut sich in Euren Adern reget, so lange ihr noch echte protestantische Christen, so lange irh noch Menschenfrende und Patrioten seid », Kiefer, op. cit., p. 34.

42 Voir Anne-Marie THIESSE, La Création des identités nationales, Paris, Points Seuil, 2001, p. 15.

43 ANDERSON, op. cit., p. 25.

Pour citer ce document

Étienne Leterrier-Grimal, «Cagliostro, une « légende noire » du jésuitisme au XVIIIe siècle ? Polémiques crypto-catholiques et imaginaire complotiste au sein de l’Aufklärung allemande (1785-1795)», Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Légendes noires et identités nationales en Europe, Tyrans, libertins et crétins : de la mauvaise réputation à la légende noire,mis à jour le : 30/06/2016,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=172

Quelques mots à propos de : Étienne Leterrier-Grimal

ATER Université Aix-Marseille

Etienne Leterrier-Grimal, agrégé de lettres modernes, Ater à l’université d’Aix-Marseille, effectue ses recherches sous la direction de Jean-Yves Masson. Sa thèse porte sur les représentations du personnage de Cagliostro dans l’espace européen (1779-1860).