Histoire culturelle de l'Europe

Manuela Águeda García Garrido

Le « scolasticisme » du clergé hispanique à l’époque moderne. Construction d’une légende noire au Siècle des Lumières

Article

Résumé

Cet article aborde un sujet qui, concernant l’Espagne des Lumières, s’inscrit dans un phénomène de réception, de réaction et d’écho aux critiques étrangères qui a été plusieurs fois souligné. Sa contribution s’intéresse à l’anathème jeté par une partie des intellectuels Espagnols du XVIIIe siècle, y compris au sein de l’Église, sur la scolastique encore dominante. Elle montre sous quelles influences – étrangères, et françaises en particulier –, combinées à l’hostilité envers les jésuites, le catholicisme espagnol devient critique envers lui-même, cherchant à s’émanciper d’une méthodologie jugée archaïsante.

Abstract

This article deals with a phenomenon of reception, reaction and echo vis-à-vis foreign critics in Spain during the Enlightenment : it studies the anathema pronounced upon the then still dominant scholasticism by some Spanish intellectuals in the 18th century, even amidst the Catholic Church. It shows that Spanish catholicism developed – under foreign and especially French influence – a strong sense of self-criticism and tried to emancipate itself from a methodolgy that was perceived as an archaic one.

Texte intégral

1L’un des traits distinctifs de l’Église espagnole à l’époque moderne, qui a servi à construire son image d’institution garante de l’unité confessionnelle, est sans doute sa fidélité à la pensée scolastique, sur laquelle veillaient les universités de Salamanque, Valladolid et Alcalá1. Non sans raison, on a affirmé que le principal instrument théologique de la Contre-Réforme fut la scolastique, une sorte de métaphysique thomiste articulée autour des principes fondateurs du catholicisme permettant d’expliquer, à l’aide de la logique et des syllogismes, la vérité révélée aux hommes par la grâce2.

2Cette scolastique qui donnait forme à la pensée théologique de l’Espagne moderne se distinguait par la façon de concilier foi et raison à travers un nouveau langage qui s’imposa dans la formation du clergé hispanique contre-réformiste. Or, cette scolastique ne semblait pas être exclusive de la pensée théologique. Se définissant comme une connaissance cumulative et casuiste, elle affichait de profondes concomitances avec le mos italicus qui caractérisait la jurisprudence moderne, dans la mesure où, dans la construction des deux discours – le théologique et le juridique –, on recourait sans cesse à l’enchaînement et la superposition d’idées (leges et rationes) ainsi qu’à des citations d’autorités hétéroclites et profuses (auctoritates)3. Cette pensée scolastique qui envahit alors tous les savoirs jusqu’à l’âge des Lumières, apportera à l’historiographie contemporaine suffisamment d’arguments pour nourrir une partie de la « légende noire » qui entoure l’Église espagnole à l’époque moderne. C’est alors que vit le jour le concept péjoratif de « scolasticisme », qui évoquait une théologie querelleuse, une logomachie stérile ainsi qu’un raisonnement des choses divines sur les seuls principes de l’Écriture et de la tradition4. Le scolasticisme incarnait cet « esprit d’horreur et de ténèbres » que critiquait Pablo de Olavide dans son plan d’études pour l’Université de Séville en 1767. Ses traits reflétant un impénétrable obscurantisme ont sans doute été à l’origine d’une véritable « légende noire ».

3Force est de constater que cette dernière s’est développée sous l’influence accrue du gallicanisme que la plupart de la haute hiérarchie ecclésiastique espagnole avait exercée sur l’ensemble de sa juridiction à l’avènement de la dynastie des Bourbons dont elle était partisane, et prit de l’ampleur suite à l’expulsion de la Compagnie de Jésus par ordre de Charles III en 1767. C’est une sorte de catholicisme éclairé, dans sa version hispanique, opposé à la centralisation romaine et fortement influencé par Mabillon (1632-1707), l’abbé Fleury (1640-1723) et Rollin (1661-1741), qui finira par donner forme et vie à cette légende noire. Son apparition est ainsi étroitement liée aux influences culturelles et religieuses nouvelles qui ont pénétré l’Espagne depuis que Philippe V eut pris possession du trône espagnol en février 17015. À cet égard, Joseph Pérez affirme que l’esprit des Lumières avait largement contribué à la construction de cette légende noire, car :

[…] à la différence des Habsbourg qui s’étaient parfaitement accommodés d’une théorie tout compte fait peu gênante, les Bourbons nourrissent à l’égard de la scolastique une aversion profonde. Les ministres éclairés de la seconde moitié du xviiie siècle, qui n’ont pas la tête métaphysique, se gaussent d’abord des subtilités d’une philosophie qui leur paraît fumeuse, inutile et, pour tout dire, rétrograde. Cette philosophie leur semble de surcroît dangereuse dans la mesure où elle propage des doctrines sanguinaires, allusion aux théories sur le tyrannicide et le régicide6.

4Cette affirmation capitale souligne la perception négative que les hommes des Lumières avaient de la scolastique, la considérant comme un système guère susceptible de contribuer à la formulation d’un langage politique capable de légitimer la nature de « l’étatisme absolu » et dynastique qui venait d’être institué en Espagne. Or, il ne faut pas oublier que, au-delà de ses versants philosophiques et politico-juridiques, la scolastique moderne fut avant tout une méthode de la pensée théologique dans laquelle s’étaient formés la majorité des ecclésiastiques au service de la monarchie des premiers Bourbons. Des études récentes ont démontré que 86% des évêques espagnols nommés sous Philippe V avaient obtenu un titre académique supérieur (41% possédaient un doctorat en théologie) dans les universités castillanes (Alcalá, Salamanque ou Valladolid), considérées comme des remparts de la dernière scolastique7. Andrés de Orbe y Larreátegui, évêque de Barcelone en 1720 et de Valence en 1725, fut professeur de Droit à Valladolid. Gaspar Vázquez Tablada fut un recteur réputé de l’Université d’Alcalá, avant d’être promu au siège épiscopal d’Oviedo en 1744. Felipe Antonio Gil de Taboada, inquisiteur général en 1715, fut Docteur en Droit de l’Université de Santiago. Le célèbre cardinal Luis Belluga, qui fut nommé évêque de Carthagène en 1704, obtint son Doctorat en théologie au collège Santa María de Jesús de Séville, en 1686. Malgré son adhésion indéfectible à la « cause philippiste », Luis de Belluga a été considéré comme un représentant indéniable de l’héritage scolastique8. Lorenzo Armengual, gouverneur du Conseil de Castille en trois occasions entre 1706 et 1717, promu à l’épiscopat de Cadix en 1715, fut fait Docteur en Droit canon à l’Université de Saragosse en 1694. Tout porte à penser que l’influence que ce scolasticisme put exercer sur la formation du clergé et sur celle de l’aristocratie espagnole lettrée pendant la première moitié du XVIIIe siècle, à savoir les novatores, était encore vive et loin de pouvoir disparaître des programmes d’enseignement. Ces hommes d’Église, ouverts aux influences étrangères, ont dû jouer le rôle difficile de conciliateurs entre des générations bien distinctes et préparer un terrain d’entente entre théologie scolastique et esprit philosophique sur lequel fut bâtie la religion des Lumières.

5De toute évidence, des facteurs exogènes (développement de l’esprit scientifique, triomphe de l’absolutisme étatique) ne suffisent pas à expliquer la naissance de ce combat intellectuel acharné contre la scolastique moderne. Il faut plutôt miser sur la théorie d’un catholicisme hispanique critique avec lui-même qui, tout en étant fidèle à la Réforme tridentine, déboucha inexorablement sur la religion des premières Lumières9.

6En cela, nous nous attacherons à exposer, dans les pages qui suivent, les raisons qui ont été à l’origine de la légende noire de ce scolasticisme académicien aristo-thomiste du temps des pré-Lumières, pour reprendre le terme d’Alphonse Dupront10. Nous analyserons les transformations opérées au sein de l’Église hispanique ainsi que les arguments qui ont servi à justifier le mépris pour l’héritage scolastique des XVIe et XVIIe siècles, jugé inutile pour le soutien juridico-théologique à la dynastie des Bourbons et, plus encore, pour la satisfaction de la nouvelle élite intellectuelle espagnole du siècle des Lumières, avide d’explorer la voie de l’empirisme scientifique et les fondements de la théologie naturelle. Cependant, si l’on considère que ce mépris n’est que la réaction attendue des hommes savants à l’égard des grands débats théologiques qui ont marqué la culture chrétienne depuis bien avant le Concile de Trente, nous sommes contraints de contextualiser cette légende noire dans une nouvelle période d’affrontements religieux dont les manifestations étaient encore fortement redevables au langage dialectique thomiste. Il ne suffirait donc pas d’analyser ici cette légende noire comme le produit d’un esprit d’opposition à la théologie moderne post-tridentine mais de la présenter, avec toutes ses nuances, comme la manifestation critique d’une conscience religieuse en pleine mutation, cherchant à s’émanciper du droit tutélaire d’une méthodologie jugée archaïsante face au progrès de la sécularisation. En outre, comme nous le montrerons par la suite, les moyens que cette conscience possédait pour y parvenir furent parfois limités, tant le scolasticisme n’avait plus alors la forme d’un corps inébranlable mais celle d'un paradigme de pensée, doté d’une très forte malléabilité.

Regards sur le « scolasticisme » au XVIIIe siècle : ombres et lumières d’un paradigme de pensée contre-réformiste

7La scolastique, appliquée à l’étude de la théologie, représentait pour le père Feijoo (1676-1764), surnommé « le moine éclairé », le bien le plus précieux d’un majorat fondé au sein des universités hispaniques11. En Espagne, assurait-il, on l’avait heureusement élevé au même niveau que la Morale ou la Jurisprudence. Or, au-delà de ces matières fondatrices de la société chrétienne, une immense pauvreté intellectuelle s’était installée au sein des universités espagnoles, car celles-ci s’étaient bornées à ce que l’on avait dit et écrit un siècle et demi auparavant. Autrement dit, d’après Feijoo le scolasticisme espagnol s’était enfermé en lui-même, en empêchant ainsi le contact avec « les airs infects provenant du Nord » (los ayres infectos del Norte). Cette imperméabilité dont s’étaient parés les érudits espagnols avait réussi à rassembler les bons catholiques et les catholiques ignorants autour d’une même devise : s’éloigner de l’hérésie dans laquelle vivaient leurs homologues étrangers. La tendance des universités espagnoles à accepter les influences des auteurs d’autres nations avait indirectement donné naissance au scolasticisme, lequel n’était plus considéré comme une méthode ni un système philosophique indéfectible, mais plutôt comme un instrument que les savants auraient amplement utilisé pour défendre leur réputation et leur position académique, au sein d’une Espagne fragilisée par les nombreux retournements liés au changement dynastique. Ce scolasticisme qui se tenait sur la défensive ne pouvait plus satisfaire les âmes inquiètes, car ce n’était plus l’étude qui éclairait la raison aux yeux des novatores. Il n’était plus question de capitaliser le savoir mais d’avoir la volonté de comprendre les progrès de la pensée à une échelle autre que celle dessinée par les frontières hispaniques. Le scolasticisme faisait partie d’un patrimoine national construit en des temps révolus, lorsque la splendeur de la pensée hispanique se mesurait aux prouesses dialectiques d’une théologie toujours fidèle à l’œuvre du Docteur angélique.

8Juan Pablo Forner (1756-1797), en bon connaisseur de la polémique anti-scolastique, s’opposa à l’irrecevable condamnation que ses contemporains avaient infligée aux Lettres espagnoles, alors discréditées partout en Europe. Son discours apologétique, brillante riposte au discours de l’abbé Carlo Denina, prononcé à l’Académie des sciences de Berlin le 26 septembre 1788, dépeint un scolasticisme combattant et réfractaire vis-à-vis de la liberté philosophique qui avait partout ailleurs fait germer les conflits religieux post-tridentins. Le scolasticisme espagnol était ainsi une méthode de lutte contre l’hérésie et un outil efficace pour conserver l’unité de la religion. Ce qu’il avait de mauvais fut acquis à l’étranger, assurait-il avec fermeté12. L’aversion exacerbée à l’égard de tout ce qui affichait un lien avec la « méthode scolastique » pouvait à long terme porter préjudice à l’image de l’Espagne.

9L’opinion de l’abbé Antonio José Cavanilles (1745-1804), davantage célèbre pour son apport à la botanique que pour ses connaissances en théologie, matière dans laquelle il était Docteur depuis 1766 à la Faculté de Gandía (Valence), s’inscrivait dans la lignée de celles de Feijoo et de Forner. Le père Cavanilles, qui avait étudié chez les jésuites, voyait dans les scolastiques – notamment ceux des congrégations des oratoriens de Saint-Sauveur et Saint-Philippe de Madrid – des hommes distingués et pénétrés d’une connaissance profonde13.

10Le scolasticisme ne semblait donc pas être une méthode condamnée à l’ostracisme intellectuel. Affichant en cela une posture proche de l’éclectisme qui permettait d’adoucir les traits du dogmatisme philosophique hispanique, Diego Mateo Zapata, dans une censure qu’il rédigea pour l’ouvrage du frère Juan de Nájera, insista sur la bonne réception que de nombreux religieux espagnols avaient faite à l’atomisme gassendiste sans pour autant compromettre leur position en tant que qualificateurs du Saint Office. Au sein de cette institution redoutable, ils étaient toutefois réputés pour être des hommes très savants et zélés à l’égard de la religion14.

11Parmi ceux qui avaient opté pour une position tranchée et défavorable aux abus du scolasticisme, on retrouve en bonne place José Climent, évêque de Barcelone (1706-1781), qualifié par Joël Saugnieux de « philo-janséniste » pour avoir maintenu une correspondance étroite avec le clergé ultramontain15. Dans son journal, Augustin Clément, chanoine d’Auxerre, inséra une lettre traduite en français que le père Climent lui avait adressée le 28 janvier 1768. À la lecture de cette lettre, on devine le dédain éprouvé par le religieux espagnol à l’égard de cette méthode stérile pour la formation d’un futur ecclésiastique :

[...] j’ai perdu les meilleures années de ma vie à l’étude de la théologie scholastique [...] seulement dans quelques momens, que nous appellions perdus, j’ai lu Melchior Canus, le père Alexandre, M. M. Bossuet, Fleury, etc. ; parce qu’alors commençoit à s’introduire dans cette Université [Valence] le bon goût et le jugement sain des livres utiles16

12Felipe Bertrán (1704-1783), évêque de Salamanque depuis 1763, critiqua de son côté les subtilités sans fin (sutilezas que no tienen término) auxquelles la scolastique s’était adonnée pour expliquer de manière rationnelle la métaphysique, la théologie naturelle et la philosophie morale17. Pour ce religieux éclairé, la scolastique était la méthode qui définissait au mieux l’enseignement de la théologie chez les jésuites dont il fut un ennemi acharné. Tirant parti de ses fonctions d’Inquisiteur général depuis 1775, l’évêque de Salamanque proposa au gouvernement de Campomanes la fondation d’un Séminaire conciliaire avec les biens confisqués aux fils de saint Ignace. Il s’engagea ainsi à éradiquer le scolasticisme des institutions castillanes consacrées à l’enseignement.

13Le théologien sévillan José Cevallos (1724-1776) se plaignait également de la tyrannie intellectuelle exercée par les colegiales et les réguliers de Santa María de Jesús. Dans sa volonté de lutter contre un système universitaire fortement hermétique, la méthode scolastique devint la cible de ses accusations18. Cet esprit critique le rapprocha de l’érudit valencien Gregorio Mayans y Siscar (1699-1781), avec lequel il maintint une correspondance féconde et réussit à tisser un réseau de bibliophiles éclairés andalous19. Dans une lettre que ce dernier envoya à l’illustre Sévillan le 24 janvier 1750 et dans laquelle il abordait le problème de la réforme de l’enseignement théologique, il affirmait que « l’étude de la scolastique n’est en rien pratique pour la conversation et la chaire et encore moins pour écrire, d’après le goût de ce siècle20 ».

14Dans les autres nations d’Europe, et notamment en France, le regard que l’on portait sur le passé sombre de l’Espagne scolastique, et en particulier sur le domaine de la théologie, s’était fixé sur la nature de la méthode employée dans les collèges et établissements d’enseignement espagnols, fidèles au maintien d’une doctrine spéculative qui permettait de contempler Dieu, fin et principe de toute vérité. C’était la doctrine d’Aristote (speculativa finis est veritas, practica autem opus) qui était alors jugée. Le juriste Nicolas Masson de Morvilliers (1740-1789) critiqua avec sévérité cette pensée comme étant contraire au progrès de la science et de la philosophie, dans un article sur l’Espagne paru dans le premier volume de l’Encyclopédie méthodique21. Un autre écrivain français, Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), voyait dans la scolastique un « monstre à plusieurs têtes » qui, depuis le temps de Philippe II, avait réussi à régner tout seul pour tout obscurcir, dictant « des maximes irréfragables qui épouvantent et confondent la raison22 ». L’abbé Fleury (1640-1723) considérait que le langage scolastique, venu des Arabes, n’était « digne par lui-même d’aucun respect particulier ». En employant l’expression « scolastique chicaneuse », il dénonce la disposition à raisonner sans fin des Espagnols, qu’il n’hésite point à dépeindre comme un peuple spirituel et paresseux. Il soutient par la suite que, de la même manière qu’il y a eu une évolution dans l’architecture religieuse, il est possible de donner à la théologie une meilleure forme sur la base des modèles anciens23.

15Les voyageurs étrangers sont également déconcertés face aux bibliothèques universitaires espagnoles, où l’on entasse des livres de théologie scolastique que personne n’a jamais touchés. Ce fut l’impression de Richard Twiss lors de son passage par l’Université de Valladolid en 1772, ou encore celle du chapelain anglais Edward Clarke lors de sa visite de la bibliothèque des dominicains de Madrid, où il constata que les études se limitaient à la scolastique. Dans son rapport, il regrettait d’une part que les livres de ses compatriotes Locke, Bacon ou Newton y soient mis sous clef et condamnés à l’oubli ; d’autre part, il déplorait l’absence presque absolue de religieux éclairés. Il épargnait pourtant, dans son jugement, les pères Enrique Flórez, José de Vargas Ponce, Andrés Burriel et Feijoo. Aux yeux du religieux anglais, ils étaient des ecclésiastiques éminents qui brillaient parmi leurs confrères « comme des lampes dans des sépulcres24 ».

16Au cœur de ces critiques, la scolastique est perçue comme une méthode qui avançait dans un monde d’abstractions auxquelles ne correspondait aucune réalité en dehors de la pensée, des reproches lancés contre la philosophie traditionnelle. Cependant, ce qui donna une nouvelle impulsion à cet esprit contraire au scolasticisme n’était point l’opposition opiniâtre à une pensée alors considérée comme rétrograde, mais plutôt la liberté sans précédent de pouvoir s’exprimer à travers un langage discursif cherchant la sécularisation du raisonnement philosophique25. C’est la confirmation du droit individuel revendiquant la liberté de pensée et la conscience critique qui caractérisait les mentalités espagnoles dès le début du XVIIIe siècle26.

Origine de la légende noire du scolasticisme et profil de ses principaux détracteurs

17L’opposition à la scolastique surgit au début du XVIIIe siècle, parmi ceux qui se faisaient appeler « modernes » ou novatores, d’un affrontement irréconciliable entre les domaines propres à l’ecclésiastique et au laïc. Autrement dit, on parle de combat contre le scolasticisme lorsque la soumission à l’autorité intellectuelle de l’Église est remise en question. Le jésuite Luis de Losada (1681-1748), connu pour avoir joué le rôle de conciliateur entre scolastiques et philosophes modernes, décrivait avec dédain la nouvelle philosophie laïque de ces « modernes ». Son Curso filosófico, paru à Salamanque en 1724, 1730 et 1735, renferme les principales réticences des jésuites à accepter les apports de la science moderne à l’étude de la philosophie ainsi qu’à la réflexion sur la théologie. Cette philosophie élitiste des novatores, utopique et éloignée de la tradition thomiste que le frère minime Francisco Palanco (1657-1720) avait également critiquée dans son Dialogus (Madrid, 1714) n’était, d’après le religieux, qu’une propriété réclamée par les femmes et les illettrés27. Les novatores, assimilés à ces derniers, prônaient l’exploration des expériences du monde sensible en cherchant la mathématisation de la nature au détriment du dogmatisme ontologique dont se vantaient les scolastiques28. C’est là que le principe de l’empirisme issu des temps des Lumières prenait forme, permettant désormais d’établir des liens entre la scolastique et le rationalisme cartésien. Cette avancée des positions favorables à l’introduction des nouvelles méthodes scientifiques déclencha très rapidement une polémique autour de l’utilité de la scolastique. Cette polémique nourrit en peu de temps une véritable légende noire de la scolastique.

18Parmi les aspects qui ont contribué à diffuser une image sombre du scolasticisme espagnol parmi les réformistes éclairés, on relève premièrement la pratique de la censure académique et inquisitoriale, notamment au temps des Humanistes. Les trois notables biblistes de Salamanque Gaspar de Grajal, Martínez de Cantalapiedra et Fray Luis de León subirent les abus d’une censure fulminante lorsque, dans les années 1570, ils furent accusés devant l’Inquisition d’introduire dans leurs leçons de nouvelles méthodes d’interprétation des Écritures. Il s’agissait des débuts d’une Contre-Réforme en butte à l’érudition humaniste et devenue implacable dans sa défense de l’orthodoxie catholique. Le bibliophile Gregorio Mayans, qui était l’un des meilleurs connaisseurs des Humanistes espagnols, et notamment de Vivès au vu de son Specimen bibliothecae hispano-majansiense (Hannover, 1753), s’attaqua à l’indigence à laquelle était rendue la dernière scolastique. Mayans admirait chez les Humanistes leur liberté d’esprit, leur vaste formation théologique et littéraire ainsi que la pureté de leur style latin, car ces éléments faisaient défaut chez les scolastiques de son temps. En cela, il fit une lecture critique de la philosophie stoïque dont ces érudits étaient les précurseurs, pour la partager ensuite avec différentes figures de proue du clergé espagnol qui étaient ses contemporains. Le père jésuite Andrés Marcos Burriel fut l’un de ces religieux inquiets qui, dans leur correspondance avec Mayans, abordèrent le problème de la censure ecclésiastique à propos des ouvrages qui s’éloignaient de la méthode scolastique. Tous deux appelaient à une modération urgente des pratiques inquisitoriales qui étaient appliquées à la nouvelle génération des scientifiques espagnols. C’est dans ce contexte que Burriel et Mayans demandèrent à l’Inquisiteur général Pérez Prado de montrer une certaine indulgence à l’égard des Observaciones astronómicas (1748) de Jorge Juan, dans lesquelles l’auteur adhérait aux théories coperniciennes et newtoniennes.

19Le scolasticisme devant régner sur l’inspiration des auteurs et sur leurs ouvrages, le juge des imprimés Juan Curiel ordonna en 1756 d’engager 40 individus, dont 37 étaient des ecclésiastiques, pour remplir la tâche de censeurs pour le Conseil de Castille. Cette situation ne changea guère jusqu’en 1789. Ces religieux étaient chargés de veiller à ce que les ouvrages fussent préservés des erreurs les plus redoutables de l’époque (errores, nunca más temibles, que en los tiempos presentes29), à savoir les influences de la philosophie éclairée qui menaçait la prééminence du scolasticisme espagnol. De toute évidence, dans le domaine de l’imprimerie, le poids de l’Église demeurait toujours très grand, ce qui constituait pour les novatores un motif suffisamment puissant pour discréditer l’image des institutions ecclésiastiques et de leurs méthodes d’enseignement. Pour contrebalancer ce poids de l’Église, le gouvernement espagnol adopta plusieurs lois, comme celle du 16 mai 1766 interdisant les imprimeries dans les couvents et autres lieux qui échappaient à la juridiction civile, ou encore celle du 20 avril 1773, empêchant les prélats de délivrer des censures et des licences pour l’impression de livres30. Ces lois, qui mirent un terme à l’hégémonie du clergé sur l’univers de l’imprimerie, anticipaient les réformes introduites par la politique régalienne, menée tout au long du XVIIIe siècle dans le but de réussir la sécularisation et de freiner l’influence dévastatrice du scolasticisme. Les religieux qui souhaitaient continuer à intervenir dans les affaires de l’administration de l’État ou bien guider, dans une certaine mesure, la conscience du Roi, devaient assouplir leurs positions et montrer, à l’exemple du père Burriel, de l’évêque de Barcelone Asensio Sales ou d’Andrés Mayoral, un intérêt plus prononcé pour la lecture des auteurs étrangers et, de préférence, favorables aux régales31.

20Un deuxième facteur dont il faut tenir compte pour comprendre la construction de la légende noire du scolasticisme est celui de l’ingérence des jésuites dans les décisions politiques dans la première partie du XVIIIe siècle. En effet, ceux-ci s’étaient accaparé le Conseil de l’Inquisition, autrefois réservé aux religieux des ordres mendiants, ainsi que les meilleurs postes de l’enseignement au sein des collèges et des universités espagnoles. La polémique, née notamment dans la Couronne d’Aragon autour des écoles de Grammaire où les jésuites assuraient un enseignement déficient du latin et de la théologie, ranima le sentiment d’hostilité éprouvé par certains religieux, tel le doyen d’Alicante Manuel Martín, envers la Compagnie et ses privilèges inaliénables32. En effet, depuis le 20 janvier 1720, la Compagnie de Jésus pouvait fonder de nouveaux établissements pour l’enseignement de la Grammaire proches de sa Maison professe, et pourvoir les postes de professeur sans organiser le moindre concours. Cette situation qui se produisait déjà dans d’autres collèges espagnols invitait à la réflexion autour de la retraite des jésuites comme seul moyen pour parvenir à introduire la liberté de l’esprit philosophique. D’Alembert, Diderot, Helvétius, Raynal ou Voltaire, ayant paradoxalement tous étudié chez les jésuites, avaient déjà amorcé cette réflexion en France, avant de voir publié le décret de leur expulsion en 1762.

21Pour certains religieux et théologiens espagnols, la méthode que les pères de la Compagnie employaient alors semblait inutile pour l’étude des sciences, comme l’avait assuré le théologien Josep Maimó y Ribes dans sa Defensa del Barbadiño33, une réplique sagace aux attaques mordantes que le jésuite Francisco de Isla avait lancées contre l’édition espagnole du Verdadeiro Método de estudar, de l’archidiacre d’Evora Luis Antonio de Verney, nom véritable dudit Barbadiño34. Cette défense de la nouvelle méthode d’étude du religieux portugais fut également soutenue par les prêtres Miguel Albira, de l’Oratoire de San Felipe Neri, de Madrid, et Juan de Aravaca, de la congrégation de San Salvador, de la même ville. Les raisons que Maimó y Ribes alléguait pour combattre le scolasticisme étaient nombreuses : il était selon lui préjudiciable pour comprendre l’Écriture sainte, inefficace pour la conversion des hérétiques à l’aide des syllogismes, conçu exclusivement pour expliquer les dogmes à la lumière de la raison et la révélation, autrement dit, pour rétablir ce que l’Église avait toujours enseigné. Le théologien n’oublie pas de mentionner dans sa Defensa que d’illustres jésuites tels Caussin, Possevin, Rapin, Salmerón combattirent la scolastique moderne lorsqu’ils décelèrent ses limites pour expliquer les dogmes chrétiens. L’insolence manifeste de Maimó y Ribes éveilla un mécontentement profond chez les jésuites Pedro de Calatayud, Matías Sánchez et notamment chez Antonio Codorniu, qui ne tarda point à se prononcer en publiant deux ouvrages dans lesquels il dénonçait les amateurs de la critique, responsables d’avoir rendu malade la République des Lettres35. Dans son discours érudit contre les critiques injustes proférées par les « modernes », le père Codorniu réussit à mettre en valeur la méthode scolastique en lui restituant tout son éclat. Il n’était pas question de remettre en cause le fait que l’Écriture sainte et la tradition étaient plus importantes que la science humaine : « Je mettrai toujours les vers luisants de la science des hommes après l’interminable lumière de l’Écriture sainte36. » Une telle affirmation, soutenue par Pedro Manuel Sancho, le provincial de la Compagnie d’Aragon et le général Lorenzo Ricci, laissait deviner que la Compagnie de Jésus n’était pas prête à adapter sa Ratio Studiorum à la société de l’époque37.

22Le rejet des jésuites au XVIIIe siècle renforça ainsi la légende noire du scolasticisme dont ces religieux étaient les plus fiers représentants. Cependant, un troisième facteur justifie la naissance de cette légende : la constitution de la bulle Unigenitus et la ferme défense dogmatique que les jésuites déployèrent à l’aide de la scolastique. Cette bulle publiée en 1713 par le pape Clément XI contenait cent une propositions qui anathématisaient la doctrine hérétique des jansénistes contenues dans l’œuvre de Quesnel. Comme cela a été évoqué dans plusieurs travaux38, la publication de cette bulle en Espagne en 1715 provoqua une réaction inattendue dès lors que les quelques philo-jansénistes espagnols, ou plutôt les épiscopalistes, continuèrent à diffuser des ouvrages de doctrine pernicieuse, sans tenir compte de la constitution Unigenitus. Dans ce contexte particulier qui annonçait dans l’Europe catholique le triomphe du thomisme face à la doctrine augustinienne sur la grâce que les jansénistes arboraient avec conviction, surgit une querelle théologique dans laquelle les jésuites furent particulièrement actifs. En effet, les jésuites espagnols affichèrent plus que jamais leur adhésion à la scolastique, dans le but de se démarquer des religieux et théologiens susceptibles de tomber dans cette hérésie qui répudiait l’infaillibilité du pouvoir pontifical. C’est ainsi qu’éclata une guerre des « systèmes » théologiques dans laquelle le scolasticisme fut affublé de toute sorte de qualificatifs infamants, alimentant une légende noire qui devait finir par disparaître avec l’essor du positivisme du XIXe siècle39.

23L’expulsion des jésuites fut célébrée par la majorité du clergé espagnol, notamment par Mayoral (en témoigne sa Carta pastoral de 1767), Francisco Armanyà, Rafael Lasala, Francisco Antonio Lorenzana, Francisco Fabián y Fuero, José Javier Rodríguez de Arellano, Saenz de Buruaga à Saragosse et Rubín de Celis à Murcie. La dissolution de la Compagnie de Jésus constitua pour le haut clergé, non seulement une opportunité pour dynamiser la mobilité sociale à l’intérieur de l’ordre ecclésiastique, mais aussi une porte ouverte à la liberté de réflexion sur les systèmes philosophiques qui, à défaut de pouvoir enrayer l’académisme scolastique, ne cessait de faire évoluer la théologie dans un sens favorable au catholicisme éclairé.

Limitations de la légende noire du scolasticisme

24La scolastique n’a jamais été mise en jugement lorsqu’elle était employée dans les universités les plus notables de l’Europe moderne. Elle devint la cible des critiques les plus virulentes aussi bien en Espagne qu’au-delà de ses frontières politiques au moment où elle eut à coexister avec d’autres modèles de pensée, qui dépassaient les possibilités offertes par le prétendu dogmatisme thomiste développé par les théologiens espagnols. Ce fut sans doute le résultat d’un inexorable « procès d’européisation », vivement encouragé par une augmentation des échanges intellectuels liés au conflit de succession qui éclata à la mort de Charles II. Cette situation nouvelle poussa l’Espagne à remettre en question ses fondements théologiques vis-à-vis d’autres positionnements philosophiques qui, de toute évidence, avaient déjà atteint un degré d’émancipation suffisant pour approfondir le domaine de l’interprétation empirique, sans médiation de spéculations scolastiques. Cette européisation de la pensée, se voulant tributaire d’une liberté d’esprit sans précédent, trouva par ailleurs son parangon à la Renaissance.

25Les hommes des Lumières ont notamment critiqué le caractère inamovible du scolasticisme et son incapacité à développer une méthode pédagogique efficace, tandis que les théologiens de la Renaissance avaient davantage lancé des invectives contre la rigidité de son contenu doctrinal. Le jugement porté sur la scolastique a donc subi de lentes transformations, de même que la pensée scolastique n’était pas demeurée statique. Au XVIe siècle, la scolastique constitua le moteur du développement de la pensée juridique en Espagne, redevable de l’apport des dominicains (Francisco de Vitoria, Bartolomé de las Casas, Ginés de Sepúlveda, Melchior Cano ...) aux controverses sur le pouvoir temporel du Pape, ainsi qu’au Droit des Gens. Dans le domaine de l’administration de l’État, il faut se remémorer l’ingérence constante des théologiens dans les décisions politiques40, notamment en matière fiscale et dans le débat autour de la perception des millones. Le service offert par les théologiens scolastiques confirmait la bonne santé d’un pouvoir théocratique qui, à la fois, légitimait les décisions de la Couronne et remettait en question les mesures péremptoires du monarque pouvant porter préjudice aux plus défavorisés. Ces théologiens travaillèrent à l’élaboration d’un langage scolastique qui justifia, en partie, tout au long de l’Ancien Régime, l’immunité de l’état clérical et ses privilèges à l’égard de l’enseignement41. Le développement de ce langage propre à la haute hiérarchie ecclésiastique se définit comme un phénomène inéluctable de la scolastique espagnole post-tridentine que l’on enseignait dans les universités hispaniques. Il a par ailleurs constitué un objet d’étude dont l’historien peut se servir pour comprendre ce que l’on peut désigner comme un procès graduel de l’hispanisation de l’Église sur l’ensemble des territoires de la Monarchie espagnole.

26Cette tradition scolastique, profondément enracinée dans la méthode de l’enseignement du clergé espagnol, ne fut pas un système monolithique, inébranlable et unitaire. On décèle dans l’application de la méthode scolastique des moments de rupture et des réorientations, qui dessinent de véritables « âges théologiques ». Ces moments sont perceptibles dans les textes des statuts des universités et collèges, dans l’évolution des censures académiques, dans les condamnations inquisitoriales, dans les sanctions décidées par les supérieurs d’un ordre religieux, ainsi que dans la prédication.

27C’est précisément dans le domaine de la chaire que la scolastique manifeste sa plus grande malléabilité. En 1610, l’augustin Pedro de Valderrama prononça un sermon à Séville suite à la nouvelle de la béatification d’Ignace de Loyola, dans lequel il allait à l’encontre de la tradition scolastique en privilégiant l’augustinisme théologique. Le sermon de l’augustin fut néanmoins imprimé et largement diffusé aussi bien en Espagne que dans d’autres pays. Il fut traduit en France par le jésuite limousin François Solier et imprimé dans l’atelier d’Antoine Mesnier, installé à Poitiers. Seul le syndic de la Sorbonne se permit de le censurer le 11 octobre 1611. Les théologiens de Paris, phare de la scolastique moderne, considéraient que cet ouvrage renfermait « des propositions scandaleuses, erronées, manifestement hérétiques, ressentant de purs blasphèmes et impiétés42 ». Le dominicain andalou Juan de Ribas ne cessa de semer la polémique en chaire et dans ses nombreux traités indéniablement scolastiques contre les franciscains et les jésuites, défenseurs du mystère immaculiste qui invoquaient des controverses sur le probabilisme en matière de théologie morale. En 1654, il publia le Théâtre jésuitique43, un texte que le janséniste Antoine Arnauld eut l’occasion de lire et dont il fit des commentaires élogieux dans le huitième volume de sa Morale pratique des Jésuites (vol. III, s.l., 1689) et surtout dans ses lettres 384 et 413. Il y admire la hardiesse et la rhétorique libre de Juan de Ribas, l’un des principaux défenseurs du scolasticisme hispanique.

28Dans le domaine de l’enseignement, la scolastique connut également de profonds changements. Il faut signaler sur ce sujet le travail de Tomás Vicente Tosca (1651-1723), lequel s’attira l’inimitié des pères de la Compagnie lorsqu’il publia les neuf volumes de son Compendio Matemático entre 1707 et 1715. Le jésuite Carlos de la Reguera (1679-1742), professeur de mathématiques au Collège impérial de Madrid, se montra moins intransigeant en accordant son approbation à l’ouvrage intitulé Physica moderna, experimental y systemática, d’Antonio María Herrero (Madrid, s.l., 1738). Dans son approbation, et bien qu’il ne fût pas totalement convaincu par les théories que l’ouvrage exposait, il invitait à prendre des précautions dans sa lecture. Il suggérait au lecteur de s’éloigner des lumières trompeuses de l’intelligence sensible44.

29Ces exemples mettent en exergue le fait que le clergé disposant de la meilleure formation scolastique fut responsable de l’introduction de nouvelles idées qui annonçaient le triomphe de la théologie naturelle et de l’empirisme anti-aristotélicien au XVIIIe siècle. En outre, ces religieux détenteurs d’une solide formation scolastique furent aussi les plus enclins à aborder des sujets de controverse que le protestantisme avait déjà soulevés : la grâce et la liberté. Cela révèle le manque d’unité dans l’Église hispanique à l’égard des problématiques autour des enseignements élémentaires de la doctrine scolastique que Trente n’avait pas tranchées. C’est cette division doctrinale au sein du clergé hispanique qui contribua à briser progressivement les piliers du scolasticisme moderne. Cependant, son renouveau vers la fin du XVIIIe siècle mit en évidence le fait que ni les encyclopédistes, ni les régaliens, ni les idées physiocrates, ni le droit naturel, ni l’expulsion des jésuites n’avaient réussi à révoquer pour toujours son autorité.

Conclusion

30Au terme d’une réflexion sur l’origine et le développement de la légende noire du scolasticisme, il nous semble nécessaire d’insister sur deux points clés. Tout d’abord, la scolastique baroque que les hommes des pré-Lumières critiquèrent, représente un paradigme institutionnel de pensée dans l’Espagne moderne puisqu’elle est née au Concile de Trente avec la participation des théologiens espagnols Melchior Cano, Domingo de Soto, Laínez et Salmerón. Ensuite, le discours du clergé hispanique de la Contre-Réforme chercha inlassablement refuge dans la théologie scolastique dans l’objectif de justifier la doctrine de l’orthodoxie militante : celle-ci défendait l’imposition de l’ordre public sur la conscience et proclamait la nécessité impérieuse de protéger la vérité monolithique plus que de l’afficher. Cette vérité, annoncée à l’aide du langage scolastique, fut à la source d’un projet d’unité de la foi dans lequel nulle place n’était possible pour les mouvements hétérodoxes. En dernière instance, ce projet devint une condition indispensable pour assurer l’ordre social dans l’Espagne moderne qui ne cessa d’être le refuge de la pensée scolastique, malgré les efforts fournis par les novatores et les hommes des Lumières.

31Jusqu’à l’avènement des Bourbons, les universités et la chaire s’érigèrent en espaces privilégiés pour s’exprimer avec une certaine liberté vis-à-vis des points de la théologie dogmatique qui suscitaient les plus grandes controverses. Il faudrait donc examiner sous un jour nouveau cette légende noire du scolasticisme du clergé hispanique moderne construite au Siècle des Lumières : une légende bâtie sur l’observation d’un paradigme de pensée statique, soumis à la tyrannie de la dialectique thomiste, intolérant et inutile pour l’enseignement religieux du clergé.

32Ces religieux, sans jamais sortir du cadre formel de la scolastique, jouirent d’une certaine liberté pour s’exprimer, contester ou participer à un constant « révisionnisme dogmatique », mobilisant et galvanisant l’Église catholique face aux courants hétérodoxes. Loin d’être associés à cette légende noire construite en raison de l’attachement de ces hommes d’Église à la tradition scolastique la plus orthodoxe, ceux-ci contribuèrent à impulser le développement de la théologie et la spiritualité post-tridentines. Comme l’avait souligné l'évêque de Cadix José Barcia y Zambrana, sans cette libertas loquendi « la science, la pratique, la bienveillance et l’intention la plus honnête ne servent à rien45 ».

Notes

1 Vicente Beltrán de Heredia dans les cinq volumes de son Cartulario de la Universidad de Salamanca, ediciones de la Universidad de Salamanca, 2e éd. (2001), et Luis Enrique Rodríguez-San Pedro dans son ouvrage La Universidad Salmantina del Barroco, Ediciones de la universidad de Salamanca, 1986, soutiennent tous deux ce même propos.

2 Dans le serment prononcé et publié en 1627 par les frères précheurs et les augustins à l’Université de Salamanque, on peut lire l’affirmation suivante : « La doctrina filosófica de s. Thomás y Aristóteles sirue mejor para la declaración e inteligencia de la theología escolástica y de verdades de fe. » Sobre la confirmación del estatuto y juramento de enseñar y leer las doctrinas de san Agustín y santo Tomás y no contra ellas, Barcelona, Pedro Lacavallería, p. 152. À propos de la définition de la scolastique moderne et de ses liens avec la culture et la société, voir Luis Gil Fernández et alii, La cultura española en la Edad Moderna, Madrid, Istmo, 2004, p. 244.

3 Francisco Carpintero, « Mos italicus, mos gallicus y el Humanismo racionalista. Una contribución a la metodología jurídica », Ius commune, 6 (1977), p. 66.

4 C’est la définition proposée par Pierre Richelet dans son Dictionnaire françois, Amsterdam, J. Elzevir, 1706, p. 745.

5 L’influence des auteurs français en Espagne est attestée par le grand volume d’ouvrages existant dans les bibliothèques espagnoles du xviiie siècle. Voir Luis Miguel Enciso Recio, Barroco e Ilustración en las bibliotecas privadas españolas del siglo xviii, Madrid, R.A.H., 2002. Également à ce sujet, on renverra à Javier Burgos Rincón, « Los libros privados del clero. La cultura del libro del clero barcelonés en el siglo xviii », Manuscrits: Revista d’història moderna, n° 14, 1996, p. 231-258. S’agissant de l’influence littéraire de la France sur les Espagnols avant 1700, notamment celle du chanoine toulousain François Filhol sur le noyau érudit de Saragosse, on conseille la lecture de l’ouvrage de Jesús Pérez Magallon, Construyendo la modernidad: la cultura española en el tiempo de los novatores (1675-1725), Madrid, CSIC, 2002, p. 296-309.

6 Joseph Pérez, De l’Humanisme aux Lumières, Madrid, Collection de la Casa de Velázquez, n° 70, 2000, p. 88. Francisco Sánchez-Blanco, quant à lui, soutient que les novatores sous Charles III reconnaissaient ouvertement l’inutilité de la scolastique aussi bien pour l’Église que pour l’État. Voir El absolutismo y las luces en el reinado de Carlos III, Madrid, Marcial Pons, 2002, p. 102.

7 Maximiliano Barrio Gozalo, « El clero en la España de Felipe V. Cambios y continuidades », Felipe V y su tiempo, Eliseo Serrano Martín (dir.), Zaragoza, Institución Fernando el Católico, 2004, p. 300.

8 Rafael Serra Cruz, El pensamiento social-político del cardenal Belluga (1662-1743), Diputación de Murcia, 1963, p. 23. Une vision plus récente de la carrière politique du personnage se trouve dans l’ouvrage de Juan Bernardo Vilar, El cardenal Luis Belluga, Granada, editorial Comares, 2001.

9 François Laplanche, Histoire du christianisme, J.-M. Mayeur et alii, (dir.), Paris, Desclée, 1997, vol. 9, L’âge de raison (1620-1750), chapitre V, p. 1095.

10 Muratori et la société européenne des pré-Lumières, Florence, Olschki, 1976.

11 « La theología escolástica es como la cabeza de mayorazgo de nuestras universidades », Benito Jerónimo Feijoo, Cartas eruditas y curiosas, Carta XXXI : Sobre el adelantamiento de las ciencias y artes en España, Madrid, Joaquín Ibarra, 1770, tomo III, p. 324. Sur Feijoo, on renverra aux travaux monographiques de Luis Rodríguez Ennes (2012) et Mercedes Gallego Esperanza (2011).

12 « Lo que tiene de malo el escolasticismo no lo adquirió en España; lo que tiene de bueno, aquí lo adquirió », Oración apologética por la España y su mérito literario, Madrid, Imprenta real, 1786, p. 65.

13 Antonio José Cavanilles, « […] hombres distinguidos y llenos de conocimientos profundos, de que nuestros claustros abundan », Observaciones sobre el artículo España de la Nueva enciclopedia, Madrid, Imprenta real, 1784, p. 48.

14 Alejandro de Avendaño (pseudonyme de Juan de Nájera), Discursos filosóficos en defensa del atomismo, Madrid, s.n., 1716, p. 23.

15 Joël Saugnieux, « Un Janséniste modéré : José Climent, évêque de Barcelone. (Éléments pour une bibliographie) », Bulletin hispanique, LXX (1968), n° 3-4, p. 468-475.

16 Journal de correspondances, Paris, F. Longuet, tome II, 1802, p. 27. « Yo […] gasté los mejores años de mi vida en el estudio de la teología escolástica, y no por santo Tomás, sino por Gonet y otros autores españoles del siglo pasado que enseñaron a disputar, no a vivir. Solamente en algunos ratos, que llamamos perdidos, leía a Cano, Alexandre, Fleury, Bossuet, etc…. porque entonces empezaba a introducirse en aquella Universidad el buen gusto. » Antonio Mestre cite cette lettre en espagnol dans El mundo intelectual de Mayans, Ayuntamiento de Oliva, serie menor, vol. IV, 1978.

17 Voir ses Constituciones del real seminario de San Carlos de la ciudad de Salamanca, Madrid, Antonio de Sancha, 1783, p. 162-163.

18 Dans un sermon qu’il prononça au couvent de San Leandro en 1763, le religieux dénonça la situation de l’enseignement de la théologie aux mains des réguliers. Cela scandalisa tellement les frères augustins qu’ils n’hésitèrent point à le dénoncer auprès du Saint-Office. La référence à cet épisode se trouve dans un document conservé dans les Archives municipales de Séville, section du Conde del Águila, tome 25, n° 9.

19 Antonio Mestre, Correspondencia de ilustrados andaluces, Sevilla, Quinto centenario, 1990.

20 Correspondance Mayans-Cevallos, B. A. H. M. (Biblioteca del Patriarca Valencia), 148.

21 Encyclopédie méthodique ou par ordre des matières. Géographie moderne, tome I, Paris, Panckoucke, 1782, p. 565.

22 Portrait de Philippe II, Amsterdam, s.l., 1785, p. 44.

23 Claude Fleury, Traité du choix et de la méthode des études, Paris, Pierre Aubouin, 1686, p. 81.

24 Edward Clarke, État présent de l’Espagne et de la nation espagnole. Lettres écrites à Madrid pendant les années 1760 et 1761, tome I, Paris, chez la veuve Duchesne, 1770, p. 161.

25 José Antonio Maravall, « Notas sobre la libertad de pensamiento en España durante el siglo de la Ilustración », Estudios de la Historia del pensamiento español, Madrid, Biblioteca Mondadori, 1991, p. 425.

26 C’est la thèse de F. Sánchez-Blanco, La mentalidad ilustrada, Madrid, Taurus, 1999, p. 16.

27 Juan Luis Cortina Iceta, El siglo xviii en la pre-ilustración salmantina. Vida y pensamiento de Luis de Losada (1681-1748), Madrid, CSIC, 1981, p. 385-417.

28 F. Sánchez-Blanco, Europa y el pensamiento español del siglo xviii, Madrid, Alianza, 1991, p. 205.

29 Instruction de Juan Curiel, 19/7/1756. AHN Consejos, leg. 11275/23-2 et Consejos libro 1517. La liste des religieux qui occupaient la fonction de censeur est rapportée par Ceferino Caro López dans « Censura gubernativa, Iglesia e Inquisición en el siglo xviii », Hispania Sacra, 56 (2004), p. 484- 486.

30 AHN Consejos, leg. 11872/ 30.

31 Pour approfondir ce point, nous renvoyons à Antonio Mestre, Mayans y los arzobispos de Valencia Orbe, Mayoral y Fabián y Fuero, Ayuntamiento de Oliva (Valencia), 2009. L’archevêque Orbe fut un fervent admirateur de Bossuet, notamment de sa Politique tirée de l'Écriture sainte, dont la publication posthume en français parut en 1709. Il semblait également être un lecteur assidu de la Theologia dogmatica et moralis (Paris, 1703) du dominicain et janséniste français Noël Alexandre.

32 Enrique Giménez López, « Los jesuitas y la ilustración », Debats, 105 (2009), p. 131-140.

33 Madrid, Joaquín Ibarra, 1758, p. 16, p. 29, p. 56, p. 65, p. 88 et p. 126.

34 La première édition en deux volumes parut à Valensa (Naples), chez Antonio Balle, 1746. L’édition espagnole, réalisée par Maimó y Ribes, parut à Madrid, chez Joaquín Ibarra en 1760.

35 Dolencias de la crítica […], Gerona, Antonio Oliva, 1760 et Desagravio de los autores y facultades que ofende el Barbadiño en su obra […]. Dedicado á las universidades y literatos de España, Barcelona, María Ángela Martí, 1764.

36 « Yo siempre pospondré las cortas luciérnagas de las ciencias humanas a la interminable luz de la Sagrada escritura », Dolencias …, op. cit., p. 214.

37 Voir à ce sujet Enrique Giménez López, op. cit.

38 Andrés Barcala Muñoz, Censuras inquisitoriales a las obras del padre Tamburini y al sínodo de Pistoya, Madrid, CSIC, 1985, p. 10. Antonio Mestre, « Polémica sobre el jansenismo y la bula Unigenitus a principios del siglo xviii », Estudis: Revista de Historia moderna, n° 24 (1998), p.  81-292.

39 Rappelons que le père Codorniu regrettait que le mot système (systema) fût depuis quelque temps utilisé en Espagne sans contrôle ni mesure, à tel point qu’il résonnait même dans les cuisines : « [esta palabra systema], la qual pocos años ha, apenas se oía en España, y el día de hoy, casi resuena en las cozinas », Prologue de Dolencias de la crítica, op. cit., p. 1. Le franciscain José de San Pedro employait l’expression « systèmes modernes » dans son Apología de la theología escholástica, Segovia, imprenta de Espinosa, 1796. Andrés Piquer en fit autant dans son Discurso sobre la aplicación de la filosofía a los asuntos de religión para la juventud española, Madrid, Joaquín Ibarra, 1757. Le concept de « Système » devient un sujet à part entière dans l’ouvrage du carme Miguel de Jesús María, Destierro merecido de las opiniones equivocadas, Madrid, Andrés Ortega, 1758.

40 Antonio Domínguez Ortiz, Instituciones y sociedad en la España de los Austrias, Barcelona, Ariel, 1985. José Martínez Millán, La Monarquía de Felipe II, Madrid, Mapfre, 2 vol., 2005.

41 Toutefois, moult religieux, en dépit de leur solide formation universitaire et de leur maitrise de ce même langage scolastique, n’obtinrent aucune promotion à l’intérieur de l’Église, faute de jouir des relations clientélaires nécessaires. Arturo Morgado García, Ser clérigo en la España del Antiguo Régimen, Universidad de Cádiz, 2000, p. 68-70.

42 Cité par Georges Émond, Histoire du collège de Louis-le-Grand : ancien collège des jésuites à Paris. Depuis sa fondation jusqu’en 1830, Paris, Durand, 1845, p. 89.

43 Teatro jesuítico, Coïmbre, Guillermo Cendrat, 1654.

44 Le jésuite nota : « Mucha luz pone en la mano D. Antonio, pero aun después de las claras antorchas que enciende su aplicado ingenio, es preciso que en muchas andemos a obscuras, porque el entendimiento del hombre es limitado y la naturaleza de las cosas, como es en sí y como Dios la formó, es inexplicable y casi incomprehensible. »

45 « Esta libertad es tan necesaria para votar bien que sin ella de nada sirve la ciencia, la práctica, la benevolencia y la más recta intención », Despertador christiano quadragessimal, Cádiz, Cristóbal de Requena, vol. 1, 1697, p. 421.

Pour citer ce document

Manuela Águeda García Garrido, «Le « scolasticisme » du clergé hispanique à l’époque moderne. Construction d’une légende noire au Siècle des Lumières», Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Légendes noires et identités nationales en Europe, Légendes noires et identités collectives : construction, déconstruction, réfutation,mis à jour le : 30/06/2016,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=210

Quelques mots à propos de : Manuela Águeda García Garrido

Normandie Univ., Unicaen, ERLIS

Manuela Águeda García Garrido est Maître de conférences en civilisation espagnole à l’Université de Caen Normandie, diplômée en Histoire de l’Université de Huelva (Espagne) et membre de l’équipe ERLIS (Équipe de Recherche sur les Littératures, les Imaginaires et les Sociétés) depuis 2011. Elle a soutenu en 2009 une thèse de Doctorat intitulée La prédication de Carême à Séville au temps de la Contre-Réforme (1586-1700), à l’Université Paris-Sorbonne. Ses axes de recherche relèvent de l’Histoire religieuse et culturelle de l’Espagne moderne, en particulier, le XVIIe siècle, l’Histoire sociale de la prédication, la mobilité religieuse et la prosopographie ecclésiastique.