LES BROUILLARDS D’ISLANDE
ÉVENEMENTS EXTREMES ET MORTALITES
Dans une perspective environnementale et sanitaire, l’étude du climat est amenée à s’intéresser aux phénomènes volcaniques. En effet, ceux-ci peuvent avoir un impact sur les conditions atmosphériques d’une bonne partie de l’Europe à l’image des récentes éruptions du volcan islandais Eyjafjöll en mars 2010 et de ses conséquences sur l’espace aérien. L’année 1783 marquée par l’éruption du volcan islandais Laki est restée dans les mémoires comme une « annus mirabilis ».
Source : Mourgue de Montredon, « Recherches sur l’origine et sur la nature des vapeurs qui ont régné dans l’Atmosphère pendant l’été de 1783 », Histoire et Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, Paris, Imprimerie Royale, 1784, p. 754
Au matin du 8 juin 1783, la terre de la région du Sida dans le sud de l’Islande s’ouvrit laissant apparaître plus d’une centaine de cratères qui forment le Lakagigar ou volcan du Laki. Durant six semaines, son activité est intense, puis diminue dans les mois suivants. Une large part de l’hémisphère nord éprouve alors les conséquences de cette série de dix épisodes éruptifs qui prend fin en octobre. En effet, si les coulées de lave provoquent localement quelques dégâts, les effets les plus pernicieux proviennent des gaz (soufre, chlore, fluor) libérés dans l’atmosphère. En deux jours, le volcan libère une quantité de gaz équivalente à une année d’activité de l’industrie européenne, provoquant ainsi une pollution de l’air, des cours d’eau, des pâturages, etc. Pour les Islandais le bilan sanitaire est très lourd puisque 24% de la population périt de la famine. À cela s’ajoutent les lourdes pertes parmi les troupeaux : environ 50% des bovins, 50% des chevaux et 80% du cheptel ovin disparaissent. Durant le reste de l’été, les populations européennes furent également victimes des effets du brouillard.
De fait, les conditions météorologiques anormales de l’été 1783 ont attiré le nuage vers le reste du continent européen. Dans les sources archivistiques la présence de ce « brouillard secs » est largement commentée, surtout par les scientifiques de l’époque. Ainsi sa progression peut être suivie de manière précise grâce aux nombreuses informations fournies par les différents observateurs des sociétés météorologiques européennes constituées au XVIIIe siècle. En France, ces renseignements proviennent de la Société royale de médecine fondée en 1778 et animée par une majorité de médecins empreints de néo-hippocratisme. Ce courant estime que les conditions environnementales sont déterminantes dans le développement des maladies. Il donne naissance aux théories hygiénistes et aéristes qui considèrent que la cause des maladies est à chercher dans la qualité de l’air. Ainsi, toute condition susceptible de la modifier est digne d’intérêt et c’est fort logiquement que ces médecins s’intéressent au climat dont ils souhaitent démontrer les effets sur la santé. Pour ce faire, ils procèdent à des relevés météorologiques quotidiens, accompagnés d’observations médicales permettant d’étayer ces hypothèses. Ces travaux fournissent donc de précieux éclaircissements sur divers phénomènes météorologiques et permettent de suivre précisément la progression du brouillard durant l’été 1783. Dès le 12 juin, il est aperçu à Nancy. Dans les douze jours qui suivent, il est signalé dans toutes les parties du royaume. Durant plusieurs semaines il incommode les populations avant de disparaître définitivement des observations au mois d’août.
Figure 1 : Présence du brouillard en France durant l'été 1783
L’observation de ce phénomène suscite des interrogations sur son origine. Pour le père Cotte, chargé de la collecte des observations météorologiques pour le compte de la Société royale de Médecine, « peut-être ces brouillards font-ils une suite de la violente convulsion que la terre & l’atmosphère ont éprouvé en Sicile & dans la Calabre ». Cette hypothèse ne semble pas convaincre tout le monde. Ainsi, le curé de Gruillé-le-Gravelais, lecteur assidu de la Gazette déclare dans son journal : « Des physiciens ont voulu expliquer ce phénomène surprenant au désastre de Calabre et prétendoient qu’il n’étoit autre chose que les fumées qui en étant sorties avoit obscurci l’air de la sorte, ce que je n’ai pu croire ». L’origine calabraise du brouillard est remise en cause par le naturaliste Mourgue de Montredon lors d’une conférence à l’Académie royale de Montpellier le 7 août 1783. Il est alors le premier à soutenir la théorie de l’activité du Laki en se demandant s’il ne faut pas « attribuer à cette […] éruption des volcans de l’Islande, [l’] apparition de ces vapeurs ? ».
En dehors de son origine, les savants s’interrogent sur les conséquences de l’exposition au brouillard. Quelques expériences permettent de soupçonner sa nocivité. De nombreux médecins y détectent alors l’explication de différentes pathologies répandues durant la saison. À Lille, le docteur Saladin considère que « ce petit nombre de maladies inflammatoires [est peut-être dû] au brouillard fumeux qui s’est montré cette année presque par toute l’Europe ». A Poitiers, le docteur de La Mazière signale également des « fièvres putrides malignes dont les symptômes étoient un pouls élevé, la langue sèche, aride couvert d’un sédiment jaune brun » suggérant ainsi l’inhalation de souffre présent dans l’air. À cela viennent s’ajouter dans les mémoires des différents médecins des maladies de peaux qui prennent la forme de pustules ou d’infection du derme et de l’épiderme.
À ces différents maux, le « brouillard sec » provoque en raison de la chaleur, la pollution de l’eau qui favorise également la transmission de maladies intestinales. Ces pathologies ne tardent pas à provoquer la mort des personnes les plus vulnérables. Dans les différentes paroisses soumises à l’étude, une augmentation de la mortalité est en effet constatée.
Figure 2 : Comparaison de la mortalité de l'été 1783 à Beauvais et à Poitiers
Les registres paroissiaux demeurent une source idéale pour mesurer ce type d’événement. Après analyse, les relevés mensuels effectués pour différents sites révèlent un pic de mortalité à la fin de l’été 1783 comme l’indiquent les dépouillements réalisés pour Beauvais et Poitiers. Si ces fluctuations sont fréquemment observées à l’époque, celles qui correspondent à l’éruption du Laki sont singulières. En effet, le nombre de décès durant ces quelques mois est particulièrement important. Comparé à la moyenne enregistrée pour les années 1774-1789, ce taux anormalement élevé indique un phénomène de surmortalité.
Figure 3 : Surmortalité de l'été 1783
Les enquêtes menées en Angleterre révèlent 40% de décès supplémentaires par rapport à la moyenne. En France, au sein des quatorze sites étudiés, le nombre de sépultures enregistrées s’est accru en moyenne de 39%. Cependant, les chiffres varient fortement dans certains observatoires. Si les Rochelais n’ont été que faiblement affectés (+7,4% de décès), à Créteil le nombre de sépultures a quasiment doublé. Au total, les estimations sont de 160 000 décès excédentaires pour toute l’Europe.
Les conséquences de cette éruption volcanique ne se limitèrent pas, dans le temps, à l’été 1783. La présence de gaz dans l’atmosphère est en partie responsable d’une baisse des apports de l’énergie solaire. Ces conséquences furent ressenties durant l’hiver 1784, particulièrement rigoureux et marqué par d’importantes inondations à l’échelle de l’Europe au mois de février. Les études anglaises relèvent également une hausse de la mortalité au cours de cette saison, moins importante que pendant l’été précédent. Il est possible que certaines personnes fragilisées par les maux estivaux furent particulièrement vulnérables face aux températures des mois hivernaux.
Wilfried Pitel, Jérémy Desarthe
Bibliographie :
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PITEL W., La ville à l’épreuve des temps. Climat et milieu urbain dans le Nord de la France (XVIe-XIXe siècle), Mémoire de Master 2 sous la direction de Emmanuel Garnier et de Vincent Milliot, Université de Caen, 2009, 227 p.
Pour aller plus loin :
BRAZDIL R, DEMAREE G., GARNIER E., « European floods during the winter 1783 1783 : scenarios of an extreme event during the Little Ice Age », Theorical and applied climatology, vol. 100, n°1-2, 2010, p. 163-189.
COURTILLOT V., FLUTEAU F., CHENET A.-L., « Des éruptions volcaniques ravageuses », Pour la science, dossier n°51, avril-juin 2006, p. 16-23.
DESAIVE J.-P. (et al.), Médecins, climat et épidémies à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Mouton, 1972, 254 p.
GRATTAN J., DURAND M., TAYLOR S., « Illness and elevated human mortality in Europe coïncident with the Laki fissure éruption », Volcanic degassing, London, Geological Society, Special Publication, volume 231, 2003, p. 401-414.
GRATTAN J., RABARTIN R., SELF S. THODARSON T., « Pollution atmosphérique volcanique et mortalité en France de 1783-1784 », Comptes rendus Géosciences, Paris, Elsevier, 2005, vol. 337, no7, p. 641-651.
THORDARSON T., SELF S., « Atmospheric and environmental effects of the 1783–1784 Laki eruption : a review and reassessment », Journal of Geophysical research, n°108, 2003.
WITHAM C.S., OPPENHEIMER C., « Mortality in England during the 1783-4 Laki Craters eruption », Bulletin of Volcanology, n°67, 2005, p. 15-26.
Le coin des sources:
MOURGUE DE MONTREDON M., « Recherches sur l’origine et sur la nature
des Vapeurs qui ont régné dans l’atmosphère pendant l’été de 1783 », Histoire
et mémoires de l’Académie Royales des sciences, Année 1781, Paris,
Imprimerie Royale, 1784, p. 754-773
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35800/f888
Les archives de la Société Royale de Médecine
http://meteo.academie-medecine.fr