LA VILLE AU PERIL DU FLEUVE
Les événements climatiques extrêmes constituent l’autre volet de la recherche en histoire du climat. Leur fréquence et leur intensité ont particulièrement mis à l’épreuve les sociétés anciennes. Les villes sont parmi les territoires les plus vulnérables. Élément structurant du paysage urbain, les caprices du fleuve sont susceptibles de remettre en cause le fonctionnement de l’hydrosystème urbain.
(Source : Bibliothèque nationale de France, GED-4546)
« Si les eaux de la Somme sont fort utiles dans Amiens pour les diférens ouvrages qui s’y fabriquent, pour les diférens moulins qui sont placés sur les canaux, et pour la facilité de la navigation, les avalaisons qui s’y forment dans les tems de dégels et de la fonte des neiges, causent quelquefois d’étranges ravages ». Ces quelques lignes extraites de la chronique amiénoise de Jean-Baptiste Pagès expriment clairement les avantages que les populations tiraient de l’exploitation des ressources fluviales, ainsi que les inconvénients auxquels il fallait parfois faire face. Revers de la médaille, les aléas d’origine hydrologique sont révélateurs de la vulnérabilité inhérente aux multiples activités économiques en lien avec le fleuve. De fait, dans la cité picarde comme dans de nombreuses autres villes du royaume, le cours d’eau apparaît comme un élément structurant aux abords duquel se concentrent de multiples enjeux.
La représentation la plus pertinente des liens entre le cours d’eau et
les entreprises humaines est l’hydrosystème anthropisé. Ce concept
développé par les géographes désigne un système dont les composantes majeures
sont l’eau et les milieux aquatiques associés au sein d’un espace délimité.
L’introduction des facteurs anthropiques permet d’élargir son champ d’analyse
aux interactions nature/société, primordiales au sein des villes étudiées.
Dans ces territoires, différentes fonctions sont assignées au fleuve qui
est avant tout considéré comme une ressource. De ce fait, il est aménagé
et transformé en axe de communication, utilisé comme force motrice, exploité
pour ses ressources halieutiques et hydriques suivant les besoins des
hommes. En effet, face à un réseau routier qui demeure lent et coûteux
jusqu’au XVIIIe siècle, c’est un axe de communication majeur pour le transport
de marchandises. Il autorise la navigation de nombreuses embarcations
qui relient les ports fluviaux. Les paysages de fond de vallée sont également
marqués par la présence de différents métiers, au premier rang desquels
figure la meunerie. À une époque où le pain constitue la base de l’alimentation,
sa principale vocation est la transformation des grains en farine. Dans
les villes abritant une production textile, les « moulins à foulons »
sont utilisés pour le dégraissage des draps. L’eau est d’ailleurs nécessaire
en quantité importante pour cette industrie qui en consomme à toutes les
étapes de fabrication, de la culture des plantes textiles au blanchissage
des draps. À proximité de ces établissements, l’agriculture profite de
l’eau et des terres humides qui bordent le fleuve en pratiquant la culture
maraîchère ou l’extraction de tourbe transformée ensuite en combustible.
Enfin, les activités piscicoles et les besoins domestiques du quotidien
complètent ce rapide inventaire.
Hydrosystème anthropisé en milieu urbain
Le fonctionnement de ces activités dépend donc étroitement de la qualité
de la ressource qu’elles mobilisent. Dans cette relation systémique, toute
modification de ses propriétés a des conséquences sur les activités humaines.
C’est pourquoi la prise en compte des fluctuations climatiques est indispensable
en raison des effets qu’elles produisent sur les cours d’eau. C’est notamment
le cas des épisodes de gel, de sécheresse, ou encore des inondations,
autant d’événements climatiques extrêmes susceptibles d’affecter les populations
et de provoquer des dysfonctionnements d’ordres économique, politique
et social dont l’impact dépend de la sévérité de l’aléa. L’analyse des
interrelations entre les hommes et leur territoire met ainsi en évidence
leur forte exposition aux aléas d’origine hydrologique et permet de centrer
la réflexion sur une problématique essentielle de l’étude des risques,
la vulnérabilité. Celle-ci désigne le niveau d’exposition d’une société
à un aléa en fonction de l’intensité de ce dernier, de la valeur des biens
et du nombre de personnes potentiellement affectés, des capacités de résistance
au phénomène. Une telle conception montre que les populations les plus
fragiles sur le plan socio-économique sont les premières victimes d’une
réaction en chaîne qui ne tarde pas à faire basculer certaines familles
dans l’indigence. Les pertes matérielles et le chômage qui peuvent survenir
au terme de ces épisodes nourrissent de nombreuses craintes. Confronté
à une telle situation en 1731, le fermier aux barques du canal menant
de Dunkerque à Saint-Omer demande une modération de son fermage. Sa demande
est motivée par une diminution de son activité en raison d’« une si
grande sécheresse qu’a peine les barques pouvoient elles naviguer a vuide
». Si elle interrompt en effet de nombreuses activités, la sécheresse
implique également des conséquences sanitaires. Dans cette éventualité,
les autorités locales prennent les mesures nécessaires pour remédier à
la « disette d’eau » tout en veillant à empêcher la consommation
d’eau insalubre.
Autre phénomène redouté, l’inondation peut s’avérer particulièrement destructrice. Ainsi en février 1658, par la conjugaison de la fonte des neiges et de fortes précipitations qui suivent un hiver rigoureux, les cours d’eau du Nord de la France débordent. À Abbeville, les eaux de la Somme provoquent d’importants dégâts et entraînent « une notable perte de biens [des] habitans, plusieurs desquels sont réduits à une extrême nécessité ». À Amiens, les rapports dressés à la suite de l’événement font état des nombreuses infrastructures, bâtiments et habitations détruites. De son côté, Jean-Baptiste Pagès note que « plusieurs de ces ouvriers, et domestiques voulant sauver quelques choses furent entrainés et noyés ». De nouveau, la forte vulnérabilité des populations les plus pauvres est mise en exergue.
L’utilisation du concept d’hydrosystème anthropisé met donc parfaitement en lumière les pratiques et mécanismes qui augmentent la vulnérabilité de certains groupes sociaux face aux aléas d’origine hydrologique. Confrontées à ces épisodes parfois catastrophiques, les sociétés anciennes ne sont pas pour autant démunies. L’action des différentes échelles de pouvoir se manifeste à travers l’élaboration de stratégies visant à réduire les effets des aléas et de systèmes de solidarité pour enrayer les mécanismes de la paupérisation. Cette intervention aboutit même dans certains cas à la remise en cause d’implantations jugées trop exposées.
Wilfried Pitel, Jérémy Desarthe
Bibliographie :
DESARTHE J., Les caprices du bon vieux temps. Climat et société dans l’Ouest de la France (XVIe-XIXe siècle), Thèse de doctorat sous la direction de Emmanuel Garnier et Vincent Milliot, Université de Caen, 2011, 439 p.
DESARTHE J., « Le devoir de mémoire comme outil de résilience ? Les sociétés urbaines face aux inondations dans l’Ouest de la France », Actes du Colloque « Renforcer la résilience au changement climatique des villes », Metz, 7 et 8 juillet 2011.
DESARTHE J., « Les événements climatiques extrêmes dans la région d’Alençon (fin XVIIe – début XXe siècle) », Bulletin trimestriel de la Société historique et archéologique de l’Orne, Tome CXXX, mars-juin 2011, p. 43-68
GARNIER E., « La ville face aux caprices du fleuve. L’exemple normand XVIe – XVIIIe siècle », Histoire urbaine, n°18, 2007, p. 41-60
PITEL W., La ville à l’épreuve des temps. Climat et milieu urbain dans le Nord de la France (XVIe-XIXe siècle), Mémoire de Master 2 sous la direction de Emmanuel Garnier et de Vincent Milliot, Université de Caen, 2009, 227 p.
PITEL W., « Une expérience historique pour une résilience renforcée. L’exemple des villes du Nord de la France (1550-1850) », Actes du Colloque « Renforcer la résilience au changement climatique des villes », Metz, 7 et 8 juillet 2011.
Pour aller plus loin :
CIRIACONO S. (dir.), Eau et développement dans l’Europe Moderne, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2004, 252 p.
DAUPHINE A., PROVITOLO D., « La résilience : un concept pour la gestion
des risques », Annales de Géographie, n°654, 2007, pp. 115-125.
D’ERCOLE R., THOURET J.-C., DOLLFUS O., ASTÉ J.-P., « Les vulnérabilités
des sociétés et des espaces urbanisés : concepts, typologie, modes d’analyse
», Revue de géographie alpine, tome 82, n°4, 1994, pp. 87-96.
GUILLERME A., Les temps de l’eau. La cité, l’eau et les techniques, Paris, Champ Vallon, 1983, 263 p.
Le coin des sources
Délibération du conseil de la ville de Paris le 20 juillet 1613 au sujet
de l’inondation
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5819091t/f303.image
Photographies de la crue de la Seine en 1910
http://www.crue1910.fr/