En 1848 paraît un immense recueil de termes de marine plurilingue organisé en 25 310 entrées et inventoriant pas moins de 52 langues et dialectes. Avec son Glossaire nautique ou Répertoire polyglotte des termes de marine anciens et modernes, Augustin Jal concrétise l’ambitieux projet de rassembler les termes de marine appartenant à tous les peuples maritimes. L’ouvrage est clairement patrimonial. Le lexique maritime est en effet considéré comme un véritable patrimoine, témoin de techniques et de pratiques disparues, qu’il convient donc d’inventorier pour en avoir connaissance. Augustin Jal a amplement développé la formule du dictionnaire de marine historique initiée par Alexandre Savérien un siècle plus tôt, car il s’appuie sur de nombreux textes de marine anciens – textes littéraires, ordonnances, comptes et inventaires divers, devis de construction –, qui servent à illustrer l’emploi des termes médiévaux et antiques (grecs et latins). Les définitions sont ainsi pourvues de plusieurs citations qui permettent de montrer les mots « en action ». Elles servent aussi de support à des exposés historiques ou archéologiques, quand il s’agit d’expliquer des pratiques juridiques anciennes ou d’éclairer l’évolution architecturale d’un type de navire. Historiographe officiel de la Marine et conservateur de ses archives, Augustin Jal est considéré comme le premier archéologue naval. Mais c’est un bien curieux archéologue, puisqu’il n’a effectué aucune fouille. C’est un archéologue d’archives et un archéologue des mots, dont l’inventaire et l’analyse lui ont permis de constituer une histoire de la marine à voile depuis l’Antiquité jusqu’au milieu du XIXe siècle, alors que s’amorce le passage de la marine en bois et à voile à la marine en fer et à vapeur. Quel homme se cache donc derrière cet ouvrage monumental ?
Né à Lyon à la fin du XVIIIe siècle, Augustin Jal découvre la mer depuis la promenade du cours Dajot qui domine la rade de Brest, où il embarque comme élève-officier en 1811 sur le Tourville, navire école de la Marine impériale. Devenu aspirant, sa seule campagne fut sa participation à la défense de Paris en 1815. Sans doute fervent bonapartiste, il est exclu de la Marine en 1817 au début de la Restauration, pour cause de « propos subversifs ». Il se tourne alors vers le journalisme et la critique d’art, collabore au Musée des familles, au Fureteur et à la Revue des Deux Mondes. Il assiste en 1830 à la prise d’Alger comme correspondant du Constitutionnel. Néanmoins, ce début de carrière dans le journalisme est sans lendemain. Atteint depuis Brest par la passion de la mer, il entre le 1er juillet 1831 à la section historique de la Marine. C’est ainsi qu’Augustin Jal devient un marin d’archives.
Encouragé par l’amiral Henri de Rigny (1782-1835), ministre de la Marine en 1831, Augustin Jal veut « tout connaître de l’histoire de la Marine ». Le moyen d’y parvenir, c’est de rechercher chez les historiens et les poètes tous les textes relatifs au passé maritime et les soumettre à une nouvelle grille de lecture, celle de l’archéologie navale qu’il compare à un « fleuve inconnu ». Ce fleuve, c’est la langue des navigateurs européens. Jal est un lecteur boulimique : « … nous avons lu les chroniques françaises et étrangères, les contrats de vente et d’affrètement des navires, les statuts relatifs aux constructions des nefs et des bâtiments à rames, les vieilles et sages lois qui réglaient les rapports de propriétaires de navires avec les mariniers, et ceux des capitaines avec leurs équipages et leurs passagers, les ordonnances pour la police de la navigation, celles qui contrôlaient les armements en guerre et en marchandises ». Il se lance dans l’étude du vocabulaire nautique qui est, écrit-il, celui des nations qui ont « les pieds à la mer ». Cet autodidacte veut recueillir les documents anciens, retrouver les parentés linguistiques et les dérivations sémantiques, reconnaître les mots-voyageurs, définir leurs acceptions diverses et successives, enfin illustrer les définitions par des citations et des croquis. Jal obtient des frais de mission pour visiter les dépôts d’archives et les bibliothèques d’Italie en 1834 et 1835. Il en rapporte les dessins d’un « grand nombre de navires de tous les âges empruntés aux monuments antiques et aux miniatures des anciens manuscrits ». Ces documents lui fournissent d’abord la matière des deux volumes de l’Archéologie navale publiée en 1839. Une nouvelle mission de six mois en 1841 le conduit au Pirée, à Constantinople et jusqu’en mer Noire, ajoutant l’enquête orale à la consultation des textes écrits. C’est à Marseille qu’il recueille d’un capitaine de navire nombre de termes catalans ; à Toulon qu’un gabier l’informe du vocabulaire breton ; et qu’en route vers Malte le second du Mentor lui transmet ce qu’il savait des termes nautiques en usage dans les mers du sud. Mais pressé par sa hiérarchie, Jal n’accomplit pas les missions en Espagne, en Angleterre et en Scandinavie qui faisaient partie de son programme.
Six ans lui suffisent pour produire un volume in-quarto de 1591 pages, le Glossaire nautique, dédié « aux marins qui ne dédaignent pas la science historique, aux érudits qui s’occupent de marine ». Cette immense somme s’efforça d’embrasser toutes les langues européennes, du grec ancien au vieil islandais, afin de définir les facettes les plus variées de la vie des hommes et des choses de la mer. On reste à bon droit confondu par le labeur d’un homme qui travailla à peu près seul. Augustin Jal fut un romantique hanté par la recherche des origines historiques du vocabulaire maritime « jusqu’aux temps les plus reculés ». Le Glossaire nautique sorti en 1848 chez Firmin Didot lui valut en 1850 le prix Gobert de l’Académie française. Couronné historiographe officiel de la Marine, décoré de la Légion d’Honneur, Jal devient conservateur aux Archives de la Marine, poste qu’il occupe jusqu’à sa retraite en novembre 1862. Il reste un historien actif, curieux de tout et publie au soir de sa vie un livre remarquable sur l’histoire maritime de la France au XVIIe siècle, nourri d’archives, qu’il intitule Abraham Duquesne et la marine de son temps (Paris, Plon, 1873). Augustin Jal meurt à Vernon le 1er avril 1873.
André Zysberg et Élisabeth Ridel-Granger
Orientation bibliographique : Ch. BOUVET, « Un historiographe de la marine : Augustin Jal (1795-1873) », Revue maritime, 1926, n° 79, p. 20-40 ; G. de LA ROERIE, « Notes sur les travaux de Jal », Revue maritime et coloniale, 1933 (1), p. 433-451. | Sources : BnF (Paris), département des manuscrits : recueil de copies de pièces et notes sur l’histoire de la marine française, formé par Augustin Jal pour la composition de son ouvrage sur Abraham Duquesne (1872), 13 vol. (Naf 4965-4977). ˗ Service historique de la Marine (Vincennes) : papiers, documents divers, correspondance concernant ses recherches sur la marine (GG 160) ; manuscrit de l’Archéologie navale, papier, liasse de 613 feuillets (ms 159).