Un circuit infernal : 8 itinéraires de loups enragés
L’événement ainsi créé frappe par sa rapidité : l’attaque du loup enragé se produit seulement pendant la phase « furieuse » de la maladie et elle s’arrête dès que l’animal sombre dans la prostration pré-agonique ou sous les coups des hommes. Unité de temps, unité de lieu, unité d’action : le loup enragé est un véritable personnage de la tragédie classique ! Mais dans l’intervalle, décuplée par la rage, la course folle de l’agresseur décrit une funeste équipée dont la trajectoire peut être fort longue.
Les 25 et 26 juin 1590, la louve du territoire de Belfort effectue en vingt-quatre heures une quarantaine de kilomètres, semant l’épouvante dans neuf communautés rurales différentes jusqu’à ce qu’une troupe de faucheurs, aidés de leurs chiens, parvienne à l’exterminer à coups de faux : des douze victimes que Jean Bauhin, premier médecin du comte de Montbéliard, eut à traiter, neuf en sont morts avec « grande misère ».1
En une seule journée, le mercredi 17 septembre 1692, un autre loup enragé fait plus de 25 km au sud de la forêt d’Orléans : de six heures un quart du matin, moment où l’animal furieux surprend un vigneron qui rebinait son clos de vignes au Bas-Gradoux, au-dessus de Saint-Jean de Braye, jusqu’à la tombée du jour où il blesse plusieurs personnes à Sully-la-Chapelle (Loiret), le « carnage » s’abat sur six paroisses. La nuit passée, on en vient à bout à Montliard, dans le diocèse voisin de Sens.2
En Champagne, le mardi 27 décembre 1773, au cours d’une seule journée, une louve enragée parcourt ainsi une bonne dizaine de kilomètres en Pays d’Othe, du bois de Villadin jusqu’au bourg d’Estissac (Aube) avant d’être terrassée. Il est environ trois heures de l’après-midi quand une soudaine panique disperse le troupeau de vaches qui ruminent dans le bois. Aussitôt le berger s’effondre, assailli par la louve. Il n’est que onze heures du soir lorsqu’un solide charron, colosse de six pieds de haut – l’expression n’est pas propre qu’à Canis lupus –, au prix d’un corps à corps haletant, parvient après de terribles morsures à ouvrir la gueule de l’animal et à lui faire craquer un maxillaire pour le faire rouler aux pieds d’un garçon boucher qui l’achève d’un coup de couteau. Entre-temps, notre chimère a ravagé quatre paroisses tout en profitant d’un autre drame, survenu la veille au Mesnil-Saint-Loup avec l’incendie de la maison d’une famille de pauvres manouvriers, les Paulin : surpris au début de la nuit par la louve déchaînée, dans le décor pathétique de leur foyer détruit, trois membres de la famille ont été mutilés.3
Au sud de la Bourgogne, autour de Cluny (Saône-et-Loire), un loup enragé réalise une effroyable équipée, du 8 décembre 1775, vers 15 heures, moment où l’on enregistre sa première agression aux Poiriers, hameau entre Buffières et Donzy… jusqu’au surlendemain matin, où un tir de fusil nourri l’extermine à Marizy, dans le Charolais voisin, avec la truie qu’il déchirait avec fureur et les deux chiens qui s’étaient jetés sur lui. Sur un trajet qui atteint presque 50 km en 24 heures, l’animal furieux fait une trentaine de victimes – sans compter les animaux domestiques – qui s’égrènent de village en village (3 à Donzy, 2 à La Vineuse, 1 à Cortambert, 1 à Amugny, 1 à Confrançon, 3 à Cortevaix, 1 à Saint-Ytaire, 2 à Sailly, 1 à Sigy, 1 à Saint-Marcelin, une dizaine à Marisy) : 12 n’en réchappèrent pas.
Le XIXe siècle n’est pas exempt de ces funestes équipées. Dans le Massif central quelques loups enragés font frémir les populations comme celui de Saint-Germain-l’Herm (Puy-de-Dôme) qui fit 28 victimes, au cœur des Monts du Livradois, en quatre heures de furie meurtrière le 19 décembre 1839. Des 28 personnes qui furent mordues, une douzaine contractèrent la rage. En 1928 encore, lorsque Raymond Rollinat fait son enquête sur la disparition du loup en France, la mémoire de l’événement ne s’était pas estompée.
Dans la nuit du 11 au 12 juillet 1850 une louve enragée traverse huit villages de l’arrondissement d’Uzès (Gard). En l’espace de 7 h à 8 h, elle parcourt 36 km en effectuant des haltes à chaque fois qu’elle rencontre des hommes ou des animaux domestiques, moutons, chevaux et chiens. Au total 23 personnes sont mordues avec d’autant plus de gravité qu’on était en pleine moisson et que presque toutes les victimes furent surprises dans leur sommeil, couchées en plein air dans les aires à battre. Après un trajet en zig-zag qui jette l’alarme parmi les habitants de la région, la course de l’agresseur s’arrête enfin sous le plomb d’un fusil qui fracture sa cuisse avant qu’on parvienne à l’assommer. De cette tragédie qui commence, le docteur Chabanon prend vite conscience en observant la dépouille de l’animal que des villageois rapportent à la sous-préfecture d’Uzès :
« Cet animal était très maigre, d’une forte taille et vieux. Ses crochets étaient usés, très émoussés, ce qui explique la nature des plaies larges et déchirées que nous avons constatées chez presque tous les blessés4».
Tous les animaux enragés n’étaient pas aussi affaiblis. L’année suivante, le carnage de la vieille louve du Gard fut surpassé par celui d’un loup furieux des Côtes-du-Nord dont la capacité destructrice impressionna l’opinion. Le 36 avril 1851, lors d’un épisode tout aussi bref – 7 heures – l’agresseur réussit à parcourir 45 km, mordant 41 personnes (dont 16 moururent enragés) et 76 animaux domestiques (36 vaches, 20 bœufs, 8 veaux, 14 chevaux, 8 moutons, 6 porcs, 3 chèvres et 1 chien) en zigzaguant à travers 9 communes différentes. La terrible bête, qui « marchait avec la rapidité de l’éclair », attaquant et « broyant » tous les êtres vivants qu’elle rencontrait sur son passage », pour reprendre les termes de l’instituteur de Plésidy, fut abattue également au fusil5.
Parmi les ultimes drames qui jetèrent l’effroi en France, celui du 17 juillet 1878 reste l’un des mieux documentés.
Une survivance des temps révolus ?
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Au petit matin, adultes et enfants, sortis dans les champs, les pâtures et les bois, avec leurs animaux domestiques sont confrontés à l’un des derniers loups du Berry, entre Mosnay et Tendu (Indre) au nord-est d’Argenton-sur-Creuse. Plus de cinquante animaux (six bœufs, cinq génisses, une trentaine de moutons, six chèvres, sept chiens, une truie) mordus par le loup, sont abattus. Sept personnes sont mutilées : les trois plus grièvement atteintes succombent de la rage après d’atroces souffrances.6
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le loup reste l’ennemi public des paysans : il constitue une menace structurelle à l’égard du bétail et occasionnellement, un danger pour la sécurité publique, surtout lorsqu’il est enragé. À la veille de la mise point du traitement anti-rabique par Pasteur, la terrible maladie reste incurable. Le fléau incarné par le loup enragé est d’autant plus grave qu’il s’abat au cœur des activités agricoles. En plein été, le passage de l’animal surprend une population affairée aux travaux des champs et au gardiennage des troupeaux avant même les premières heures du jour. Adultes et enfants, sortis dans les champs, les pâtures et les bois, avec leurs animaux domestiques sont confrontés à l’un des derniers loups du Berry. Plus de cinquante animaux (six bœufs, cinq génisses, une trentaine de moutons, six chèvres, sept chiens, une truie) mordus par le « loup furieux », sont abattus. Des sept personnes mutilées par le loup, les trois plus grièvement atteintes succombent de la rage après d’atroces souffrances. Scène de catastrophe pour quelques villages, l’attaque des loups enragés marque, sous la IIIe République, une survivance de temps révolus.
Notes et références
- 1 Léon Nardin, « Jean Bauhin et ses observations sur la rage en 1590 aux environs de Belfort », Bulletin de la Société belfortaine d’émulation, 1894, 13, p. 122-130.
- 2 M. Moreau (éd.), « Les méfaits des loups » [notes de Charles Pasquier, curé de Saint-Jean-de-Braye de 1658 à 1694], Bulletin de la Société archéologique et historique de l’Orléanais, iii, 17, 1er trimestre 1963, p. 14-15.
- 3 Lucien Weil, « La louve de Villadin », Almanach de l’Est Éclair, 1967, p. 129-141.
- 4 Docteur Chabanon, Mémoire sur le traitement de la rage…, 1851, d’après Marcel Méric, Les Loups dans le Gard, Nîmes, 1992, p. 130.
- 5 François Grout de Beaufort, Écologie historique du loup…, 1988, p. 221-231.
- 6 Daniel Bernard, Un Loup enragé en Berry : la bête de Tendu-Mosnay (1878). Crise rabique et derniers loups de l’Argentonnais, Châteauroux, Badel (chez l’Auteur), 1978, vi-131 p. ; Jean-Marc Moriceau, Sur les pas du loup…, 2013, p. 235-236.