Les sources narratives : une mine diversifiée
Chroniques
Journaux de voyage
Livres de raison
Notas de curés
Notes et références
Chroniques
L'apport des chroniqueurs, témoins retranscrivant chronologiquement les faits de leur temps, est essentiel. Dès l'an Mil, le témoignage de Raoul Glaber, retrace les fléaux qui accablaient alors les hommes dont celui des loups mangeurs d'hommes. À l'autre bout du Moyen Age, dans le Journal d'un bourgeois de Paris, les ravages sur les hommes sont évoqués de 1421 à 1439, dans l'un des pires moments de la guerre de Cent Ans. Ensuite, des chroniques provinciales prennent le relais, en particulier dans les régions françaises mises à feu et à sang dans les périodes de guerres civiles ou étrangères. Pour l'Auvergne, une des premières grandes sources est la chronique tenue par Jean Burel, bourgeois du Puy, qui retrace l'Histoire des loups qui mangeaient les créatures au pays du Velay »En Bretagne, à la fin des guerres de Religion, les Mémoires du chanoine Moreau livrent des descriptions saisissantes des attaques de loups sur les chiens mais aussi sur les femmes et les enfants dans un contexte tragique (1595-1596).
Le témoignage du chanoine Moreau apporte un élément nouveau dans le décryptage des sources : l'opposition entre une interprétation populaire et une vision savante de l'événement. Dans un climat d'insécurité générale, la croyance populaire en l'existence de « loups-garous » - ici des morts ressuscités en forme de loups - permet d'expliquer des comportements jugés anormaux par rapport aux « loups naturels ». Cette conviction est d'autant plus forte qu'elle s'inscrit alors dans la grande vague de chasse aux sorcières qui conduisit sur le bûcher des centaines d'accusés de loups-garous, comme le signalait déjà Claude Haton dans un autre passage de son Journal. Selon une tradition qui aura la vie dure, dans la culture populaire alors étroitement empreinte de religion, ce type de loup anthropophage était un fléau de Dieu, venu affliger les hommes au même titre que la famine ou la guerre. L'interprétation providentialiste des fléaux, en ces époques terribles, offrait une clé de lecture reprise par de nombreux clercs pour discipliner les chrétiens, et notre chanoine en fait partie. Deux siècles avant le fameux mandement de l'évêque de Mende sur l'animal anthropophage envoyé par Dieu en Gévaudan « pour punir les péchés du monde »1, le manque d'explication rationnelle conduisait à voir dans des catastrophes inexpliquées, la main de Dieu. Il y avait là peut-être aussi une forme d'exorciser des drames devant lesquels les populations restaient impuissantes.
À l'inverse de cette vision populaire, le chanoine Moreau cherche à livrer à la postérité un témoignage irréfutable. C'est en tant que témoin oculaire qu'à plusieurs reprises, il met en garde le lecteur contre toute accusation de falsification. L'insistance prise pour préserver la mémoire de l'événement, l'accoutumance à la chair humaine à partir de cadavres laissés sans sépulture, la technique de mise à mort par l'égorgement, l'intelligence du prédateur pour éliminer les obstacles éventuels que constituaient les chiens de garde, l'appétence certaine pour la chair humaine qui leur fait dédaigner les habits de leurs victimes laissés de côté... tous ces éléments, dont on mesurera bientôt l'extrême banalité, avaient de quoi frapper les esprits et donner lieu à des amplifications inévitables. Encore une fois, les témoignages ne sont sans doute pas à prendre au pied de la lettre et l'étendue des ravages était telle qu'on pouvait prêter aux loups des préméditations excessives. Mais la précision de la description et le souci de bien se démarquer des superstitions populaires sont ici gages d'authenticité. Si l'impact quantitatif des ravages de loups, pourtant fort, n'avait rien de comparable avec celui des autres fléaux de l'Apocalypse (la guerre, la peste et la famine autrement destructrices), le choc psychologique était violent. D'autant plus que, dès cette époque, d'autres sources, massives, viennent les corroborer.
Loups anthropophages et non pas loups garous
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Journaux de voyage
Parmi ces sources narratives, d'une grande diversité, on peut ranger les journaux de voyage comme celui de Thomas Platter à la fin du XVIe siècle.
Visitant la France, ce jeune médecin bâlois s'étonne de rencontre aux portes de Chambord des victimes de loups prédateurs en 1598 et, quelques mois plus tard, il observe les mêmes scènes tragiques en Normandie, dans le pays de Bray. Or son témoignage est corroboré par une chronique normande tenue par un bourgeois de Neufchâtel qui rappelle qu'à cette époque-là les loups « mangeaient les enfants qu'ils rencontraient » jusqu'à l'âge de 15 ou 16 ans2. Il faudrait relire toute cette littérature pour donner la mesure de ce type de témoignages.
Un voyageur témoin des attaques autour de Chambord en 1599Source :L'Europe de Thomas Platter. France, Angleterre, Pays-Bas (1599-1600), Le siècle des Platter III, texte traduit par Emmanuel Le Roy Ladurie et Francine-Dominique Liechtenhan, Paris, Fayard, 2006, p. 72-73.
[2 juin 1599] Ce château [Chambord] est entouré par un grand espace forestier... J'ai voulu traverser ces grands bois. Mais aucun paysan n'a accepté de m'accompagner. Ils m'ont dit qu'il se faisait tard et qu'un très grand nombre de loups sauvages erraient dans la forêt. C'était la faute des guerres ! Les loups ont bouffé pendant celles-ci beaucoup de cadavres d'hommes ; ils sont donc devenus acharnés à manger de la chair humaine. Depuis ce temps-là, ils se sont attaqués maintes fois à des hommes costauds et les ont égorgés. Et même le jour précédent, à Toury, un village situé à une demi-lieue de Chambord, les loups ont bouffé une femme de 50 ans et ils ont horriblement blessé et endommagé un grand garçon. Ils m'ont aussi raconté que souventes fois pendant l'hiver les loups viennent faire les cent pas dans les bourgs et, s'ils aperçoivent un enfant ils lui sautent dessus et ils l'égorgent ; ce qui s'est produit à de nombreuses reprise. Ils me faisaient entendre leurs plaintes jusqu'à satiété : doléances spécialement justifiées à leur gré, depuis qu'ils n'avaient plus le droit de porter des armes à feu. Ils avaient l'intention de présenter une supplique au roi pour qu'il veuille bien leur permettre de donner la chasse à ces loups avec un tel armement afin de les repousser en leur tirant dessus. |
Livres de raison
Dans le dernier siècle de l'Ancien Régime, il faut se reporter aux livres de raison que tenaient les bourgeois et les laboureurs pour rencontrer, ici et là, des évocations de ravages de loups. Beaucoup dorment encore dans les papiers familiaux mais certains, comme celui de Jean Bordier en Vendômois, livrent des indications de première main sur les agressions dont furent victimes les gens du Vendômois de 1742 à 1753.L'intérêt d'un journal est de suivre l'ensemble des événements dans leur déroulement chronologique et leur extension spatiale. On y mesure comment les ruraux avaient tendance à mythifier les loups en attribuant tous leurs méfaits à un seul animal, aussi malfaisant qu'insaisissable, qu'ils surnommaient « la Bête ».
Les attaques de loups dans les papiers d'un laboureur du Vendômois 1742-1766Source : Jean Martellière et Ernest Nouel, « Journal de Pierre Bordier de Lancé (1748-1768) », Bulletin de la Société archéologique, scientifique et littéraire du Vendômois, 1900, p. 99-143 et 195-242 ; 1901, p. 23-64 et 116-161 ; Jean Martellière, « Le Compendium de Pierre Bordier de Lancé (1741-1781) », ibid, 1911, p. 245-281 ; 1912, p. 59-103.
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Notas de curés
Les curés de paroisse écrivaient dans leurs registres des notations diverses, dont celles sur les attaques de loups font partie des plus dramatiques. Ces commentaires, qui sont généralement placés en dehors des actes d'état civil, ont attiré depuis longtemps l'attention des historiens locaux. De nombreuses mentions ont fait l'objet de publication par les archivistes de la fin di xixe et du début du xxe siècle (sous-série E supplément). En 1682, le curé d'Armenonville-les-Gâtineaux (Eure-et-Loir), brosse un commentaire sur les ravages de loups en Beauce après avoir rassemblé plus de 190 extraits d'actes de sépulture et participé lui-même à une chasse victorieuse.
Loups mangeurs d'hommes et non pas sorciers : Les ravages en Beauce et dans l'Yveline (1679-1685).Source : Arch. dép. Eure-et-Loir, inventaire E supplément, t. III, 1871, p. 368, témoignage de Jean de Loucelles, curé d'Armenonville-lès-Gâtineaux Nous devons faire mention de la désolation que causèrent 8 ou 10 lieues à la ronde une quantité de loups accoustumés à manger de la chair humaine depuis l'année 1680 jusqu'en 85. Comme ce fléau commença après que notre invincible monarque Louis le Grand eut donné la paix à tous ses ennemis, ennuyé qu'il était de vaincre, il est à supposer que ces misérables bêtes qui s'attaquaient plutôt aux hommes qu'aux bestiaux avaient suivi les armées et que s'étant nourries de soldats morts dans les combats, elles ne voulaient plus d'autre nourriture que de chair humaine, et dès lors on peut dire sans exagération que ces loups carnassiers dévorèrent plus de 500 personnes, mais beaucoup plus de femmes et d'enfans que d'hommes parce que, pour peu qu'on se défendît, ils se retiraient ; ce qui sauva la vie à une grande quantité d'hommes et même de femmes et d'enfants qui, ne sortant jamais de chez eux sans se munir de quelques ferrements avaient le courage de leur résister, et ce qui fit qu'il y en eut un très grand nombre de blessés. Dont Sa Majesté fut touchée lorsqu'elle vint à Chartres en action de grâce de l'heureux accouchement de Madame la Dauphine et de la naissance de Mr le duc de Bourgogne, car ayant eu l'honneur d'être choisi pour faire une recherche seulement à 3 lieues des environs d'Armenonville, l'on présenta au roi les extraits d'enterrements d'ossements de 190 sans y comprendre les blessés, auxquels S. M. fit distribuer une somme de 900 livres, et en même temps ordonna au grand maître de sa louveterie de faire incessamment chasser pour détruire ces désolantes bêtes, ce qui ne peut être fini que longtemps après. Les bonnes gens voulaient que ce fussent des sorciers, soit parce qu'elles attaquaient et dévoraient des personnes à divers endroits au même jour, soit parce que souvent elles s'échappaient des embuscades qu'on leur faisait et passaient au milieu des personnes qu'on postait autour des bois sans qu'on osât les tirer, parce que la peur faisait souvent tomber les armes de la main à bien des gens inusités à les porter. J'assistai, avec Mr Bruneau, curé de Villiers [le-Morhier], à la prise d'un, que je fis poursuivre par les habitants de Gallardon et les miens dans la vallée qui est entre eux et nous, pour s'être voulu jeter sur un particulier ; et comme cet animal se vit fortement poussé par les taillis de cette vallée, il fut obligé d'en sortir pour gagner le petit bois de Herleville, où ce que nous étions de gens à cheval le poursuivîmes vigoureusement, et plus que personne ledit curé de Villiers qui, étant avantageusement monté, mais sans autres armes que son bâton ferré et l'ayant joint avant qu'il fut parvenu audit bois, lui enfonça heureusement sur le milieu du dos ; de quoi cet animal se sentant mortellement blessé se l'arracha et le grugea en deux ; après quoi, tout hérissé et écumant de rage, faisant ses efforts pour gagner ledit taillis, le sieur curé descendant de cheval, et prenant le reste de son bâton lui relança une seconde fois avec un pareil succès, dont son pas fut tout à fait modéré, et le sieur Delacroix, bourgeois de Gallardon, l'ayant devancé, lui tira un coup de fusil qui le mit à bas.. |
Notes et références
- 1 Le 31 décembre 1764, texte transcrit dans l'abbé Pierre Pourcher, Histoire de la bête du Gévaudan, véritable fléau de Dieu, 1889, p. 299 (reprint : Marseille, éd. Jeanne Laffitte, 2006, p. 55-59).
- 2 François Bouquet, éd., Documents concernant l'histoire de Neufchâtel en Bray et des environs, Rouen, 1884, p. 106.