Les actes de décès : un filon documentaire sans fin
Hommes d'écriture et de relations sociales, bien implantés dans l'environnement rural, et investis par l'Etat d'une mission d'officiers publics, les curés sont des informateurs qui fournissent des témoignages circonstanciés au détour de leurs écritures officielles. Il en va ainsi des actes de sépulture qu'ils sont conduits à rédiger depuis le XVIe siècle, et dans un cadre réglementé par l'autorité royale depuis 1667. Après eux, les maires reprennent leurs fonctions d'état civil sans avoir développé les circonstances tragiques des morts accidentelles dues au loup : pourtant certains en portent témoignage jusqu'au début du XIXe siècle.
Avec les actes de sépulture on peut retrouver des milliers de mentions utiles pour notre propos, depuis l'enregistrement des décès à la fin du XVIe siècle jusqu'à la laïcisation de l'état civil en 1792. De fait, en tant qu'administrateurs des sacrements, les curés de paroisse expliquaient souvent les raisons qui les conduisaient à enterrer chrétiennement des personnes auxquelles ils n'avaient pu accorder la pénitence, la communion ni l'extrême-onction. La transgression anthropologique que marquait l'attaque du loup sur l'homme - aggravée lorsque la victime était retrouvée partiellement dévorée - et l'émotion qui s'attachait aux circonstances dramatiques dans lesquelles la mort était intervenue, poussaient certains curés à écrire. Les attaques occasionnées par les loups mutilaient ou démembraient leur victime. Davantage encore que les meurtres ou les accidents mortels, qui faisaient déjà l'objet d'explications comparables, les attaques de loups ont de fortes chances d'avoir laissé des traces dans les actes.
Pour les loups enragés, le délai variable entre l'attaque et la mort des enragés et surtout la forte mobilité géographique des victimes, enclines à quitter leur paroisse de résidence pour tenter de sa faire soigner à l'extérieur, réduisent l'intérêt de la source : ces victimes n'apparaissent pas là où on les attend. En revanche, pour les loups prédateurs, la rapidité de la mort figeait l'enregistrement sur place. En dehors de cas particuliers, toujours possibles - disparition complète du corps, restes négligeables, mutisme du rédacteur -, la grande majorité des attaques ont donné lieu à la rédaction d'un acte de sépulture.
Que valent ces témoignages ? Quelle confiance accorder à leurs rédacteurs ? De la réponse à cette question dépend pour une bonne part la validité de cette base de données. Les rédacteurs des registres sont des informateurs bien placés. Sous l'Ancien Régime, les curés de campagnes disposaient d'un statut civil et d'une position sociale sans équivalence avec leurs homologues actuels. En tant que précieux auxiliaires administratifs, ils sont les rédacteurs d'actes neutres et authentiques sur lesquels le système juridique s'appuie pour identifier victimes et délinquants. Bons connaisseurs de l'environnement, rentiers de l'agriculture et souvent agriculteurs, éleveurs et souvent chasseurs de gibier, c'est en leur rang qu'on compte des témoins oculaires souvent familiers de la faune sauvage. À la rigueur dont ils font preuve dans leur ministère s'ajoutent leurs qualités d'observateurs, qui va jusqu'à fournir des détails sur les circonstances des attaques ou reconnaître au contraire, une marge d'incertitude. La concordance de leurs témoignages dans le temps et dans l'espace, au-delà de la personnalité des rédacteurs et de la singularité des régions et des époques, renforce le crédit que l'historien peut leur accorder. Avec les vicaires qui les assistaient, on dispose d'un réseau de près de 100 000 informateurs dispersés sur tout le territoire.
La seule limite véritable à cette catégorie de sources est le sous-enregistrement. En effet, les actes restent tributaires de l'évolution de la réglementation dont les exigences s'accroissent à compter de 1667. Plus les années passent et meilleure est notre information. Passé 1737, elle est excellente même si des lacunes existent encore en raison de la disparition de certains registres ou du laconisme des rédacteurs. De fait les rédacteurs des registres paroissiaux n'étaient pas tenus de donner ces indications systématiquement. S'ils l'ont fait dans leur grande majorité, ils ont laissé passer pour l'historien un certain nombre d'accidents dans les mailles de leur filet. En outre, des témoins étaient requis pour authentifier les actes et les signer s'ils étaient capables de le faire. Pour toutes ces raisons de procédure, il n'y a pas lieu de suspecter la fiabilité des actes.
Au XIXe siècle, le relais est pris par l'état civil qui dépend là aussi de la précision des maires. Certains mentionnent les causes de quelques disparitions tragiques comme celui de Gravières montre comment a été reporté le décès de Marie Chat, du village d'Albourniès : « Une enfant de 3 ans décédée à 11 h près de sa maison, dévorée par le loup », le 28 octobre 1812.Jusqu'aux dernières attaques attribuables à des loups occasionnellement anthropophages, les actes de décès de l'état civil, qui avaient encore moins de raison que les registres paroissiaux de donner la raison des morts brutales, apportent un secours documentaire.
Les actes de décès présentent un apport qualitatif qui va jusqu'à insérer un véritable procès-verbal de reconnaissance de cadavre et, dans certains cas, jusqu'à la représentation de l'animal prédateur en marge du registre puisque certains rédacteurs vont jusqu'à croquer le loup voire la tête de la victime. Au-delà, la récurrence des informations favorise un traitement quantitatif en constituant un corpus susceptible d'exploitation statistique.