HOMME ET LOUP

2000 ans d'histoire

CHASSER le Loup sous l’Ancien Régime

 

Les Primes de destruction
L’évolution de la réglementation
Les premières primes
L’’œuvre de l’Ancien Régime : passer du transitoire à la pérennisation
L’ébauche d’une politique d’ensemble
À la fin de l’Ancien Régime : disparités et contrebande
Une source de démêlés : les pays d’États
Notes et références

Les Primes de destruction

De toutes les mesures qui ont mobilisé les sociétés pour combattre les grands prédateurs en Europe occidentale, les primes ont constitué la plus populaire, et la plus répandue, avec d’importantes variations dans le temps et dans l’espace.

Dès le VIe siècle avant J-C, la lutte contre les loups fit l’objet de gratifications spécifiques. Suivant une réglementation attribuée à Solon, celui qui apportait la tête d’un loup recevait 5 drachmes et on récompensait d’une drachme celle d’un louveteau. Cette politique était incitative car la première prime représentait le prix d’un bœuf et la seconde celui d’un mouton. De tels tarifs appa­raissent particulièrement élevés. Ils soulignent, comme le rapporte Plutarque auquel nous devons toutes ces informations, que les Athéniens avaient mis en place un système d’une grande précocité en fonction de la place essentielle que revêtait alors pour eux l’élevage dans un pays « plus propre à la pâture qu’à la culture »1. Cette réglementation, la plus ancienne que l’on connaisse, est née dans un cadre régional – le territoire de la cité athénienne ne dépassant guère alors celui d’un de nos arrondissements – dans lequel la pré­servation du pastoralisme était une affaire publique. L’échelle d’intervention était d’abord locale.

On retrouve le même type de considérations lorsque surgissent dans nos sources, dans bien des régions européennes, des modèles comparables, dans les trois derniers siècles du Moyen Âge. À chaque fois c’est dans le cadre des circons­criptions administratives locales que les autorités publiques mettent en place des systèmes de primes.

En France, comme à l’extérieur (Catalogne et Murcie depuis le XIVe siècle, Asturies depuis le XVIIIe siècle, cités de l’Italie du Nord et cantons Suisses depuis le XVe , Flandre ou le Brabant depuis le XIVe)…

C’est en fonction des situations locales et dans le cadre de leurs circons­criptions territoriales que les pouvoirs féodaux ou les autorités de certaines villes sont intervenues. Ensuite, le pouvoir central a étendu ces mesures, au cas par cas, avant de chercher à les unifor­miser.

En la matière la très grande parenté des régimes mis en place a marché de pair avec une étonnante diversité, révélatrice du respect longtemps accordé aux particularismes.

L’évolution de la réglementation

Les premières primes

Avant le XIIIe siècle, la rareté des sources et des recherches spéci­fiques des historiens nous laisse encore dans une ignorance relative. Déjà sous Philippe-Auguste, des comptes portaient en 1202-1203qu’il avait été payé 5 sous par louveteau, 7 sous 6 deniers par loup et 10 sous par grand loup, indications précoces d’un souci de modulation dans la destruction de la gent lupine2. En 1234, lorsqu’on trouve trace, dans les comptes royaux, d’une prime de 5 sous parisis par tête de loup, on découvre une échelle de tarifs qui se retrouve d’une province à l’autre, au gré des mentions repérées. En 1297, en Île-de-France, le roi accorde encore 5 sous par loup mais 10 sous par louve. Néanmoins le trésor royal paie aussi 5 sous par louveteau jusqu’en 1312. En Languedoc, on proposait aussi 10 sous pour une louve en 12933. En 1316, la chambre des comtes de Paris conserve un tarif de 5 sous par loup ou louve autour de la capitale4.

Il y a donc des barêmes comparables d’une région à l’autre : 5 à 10 sous. C’est notamment le cas en Normandie. Le 4 mars 1437, le vicomte de Bayeux verse 10 sous à Jean Baron, de Nonant (Calvados), à quelques km au S-E de Bayeux, qui vient apporter une louve dont « la tête est cousue à clous encontre la porte dudit vicomte en signe du paiement qu’il a fait »5.

Que représentait une telle somme ? Si l’on suit les prix relevés pour la Normandie au Moyen Âge, que l’on retrouve à peu de chose près en Île-de-France, un mouton valait 4 sous 6 deniers au milieu du XIIIe siècle, et de 5 à 10 sous dans la première moitié du XV6. La capture d’un loup représentait donc, selon l’importance de l’animal, l’équi­valent de un à deux moutons pour un louveteau et de deux à quatre moutons pour un adulte.

Mais on observe de premières modulations selon le degré d’insécurité que présente les loups pour les populations. Dans les années 1420, alors que Paris subit la pire pression de son histoire chaque tête de loup rapporte 20 sous parisis, auxquels s’ajoutent les menus profits tirés de son exposition dans les rues de Paris. En 1451, les prix sont revus à la baisse. Lorsqu’un boulanger de Vanves apporte au Trésor le pied droit d’un loup qu’il a abattu aux portes de Paris, il ne reçoit que 5 sous7.

L’œuvre de l’Ancien Régime : passer du transitoire à la pérennisation

Du XVIe siècle au règne de Louis XIV, l’incitation financière à la chasse au loup réapparaît, selon le degré de gravité occasionné par les attaques du canidé. En temps ordinaire, la seule gratification tient longtemps au produit de la quête du loup tué qui fait l’objet d’une règlementation particulière. C’est la quête du loup qui évite de régler des primes, une situation sans doute très fréquente même si bien entendu l’historien est alerté d’abord par l’existence de primes.

On peut supposer que ce sont les situations de détresse et l’excès des ravages de loups sur la bétail d’abord mais aussi sur les hommes qui poussent les autorités ou les collectivités locales à sacrifier une partie de leur budget pour allouer des primes.

En 1598 comme en 1619, en Franche-Comté, le parlement de Dole accorde 10 F par loup tué, autant que pour un ours. À l’autre bout de l’Hexagone, le syndicat des villages de la vallée d’Ossau attribue alors une prime de 5 livres par loup mais de 6 par ursidé8. En Alsace, dans bien des villes le magistrat entend récom­penser chaque prise de loup réalisée dans les villages de son ban. À Molsheim, ceux qui apportent une peau de loup reçoivent 6 deniers dès 1525. Au XVIe siècle, le magistrat de Colmar payait 1 schilling pour un loup adulte et 6 pfennigs, soit la moitié, pour un jeune loup9.

Pérenniser un système de primes suppose un large consensus qui élargit souvent l’échelle de décision vers le haut.

En Provence, la virulence des attaques infligées au « grand bes­tailh » pousse les consuls des municipalités des vingt-deux vi­gueries – les circonscriptions cantonales – réunies à Brignoles (Var), lors de leurs états généraux de 1632, à décider une prime de 8 livres « pour chaque loup, petit ou gros »10. Désormais la procédure est définie pour l’ensemble de la Provence par l’intermédiaire des vigueries

Si la décision des communautés provençales n’est pas sans créer quelques difficultés d’application entre collectivités territoriales, elle institue un cadre réglementaire général qui sera consolidé et précisé ultérieurement. Pérenniser un système de récompenses supposait d’assurer une imputation bud­gétaire : un défi délicat lorsqu’il s’agissait se s’imposer soi-même. Plus d’un siècle aura été nécessaire appliquer la décision collective à toute la province.

En dehors du principe même de la prime, qui supporte de nombreuses interruptions dans son application, un ajustement des primes au degré de gravité des attaques causées par l’animal est nettement perceptible. C’est le cas en Bourgogne. En 1711, des loups « ayant mangé plusieurs enfants », le montant des primes est relevé de 3 à 10 livres mais, le danger écarté, un décret des États provinciaux le ramène à 5 livres par loup adulte et 2 livres 10 sous par louveteau en 1718. Il faut attendre 1745 et une nouvelle recrudescence des agressions de loups sur l’homme pour que les primes remontent à 10 livres par loup adulte, un doublement qui s’interrompt l’année suivante, une fois la sécurité rétablie11.

Souvent ce sont donc les attaques infligées par les loups sur les personnes qui motivent l’élévation des primes. Parfois elles en sont même à l’origine. Le 13 septembre 1697, lorsqu’on constate qu’en deux mois les « loups carnassiers […] ont dévoré et mangé depuis peu plus de cent ou six-vingt [120] personnes et blessé un plus grand nombre qui sont actuellement à l’hôtel-Dieu », le duché d’Orléans prescrit des primes de 15 livres par louve, 10 livres par loup et 5 livres par louveteau12. À la fin du règne de Louis XIV, c’est aussi en raison des décès imputables direc­tement aux attaques du prédateur que des primes sont instituées par les intendants d’Auvergne en 1714 et du Berry en 1715. Ecoutons, le 13 avril 1715, l’intendant Bourges, Foullé de Martangis, qui réagit après les mort de plusieurs enfants et d’une femme dans la subdélégation de la Charité-sur-Loire, près de Jussy-le-Chaudrier (Cher)  :

« Il faut bien exciter les paysans à faire leur devoir, à quoi ils sont naturellement peu portés, quelque dommage que leur puissent causer ces bêtes carnassières13. »

En Savoie, alors à l’extérieur du royaume, une série de disparitions d’enfants enlevés et dévorés par les carnassiers conduit à instaurer un système de primes le 27 juillet 1751.

L’ébauche d’une politique d’ensemble

Avec le développement du corps des intendants dans les généralités du royaume, une véritable politique de primes à la destruction des loups se met en place, qui distingue désormais presque toujours selon la nature et l’âge de la prise. De 1697 à 1778, selon les circonstances, les commissaires du roi organisent un système cohérent de gratifications qui étend progressivement leur hiérarchie selon le degré de dangerosité de l’animal à détruire (tableau).

En tirant parti de leurs auxiliaires locaux – les « subdélégués – ils quadrillent peu à peu de primes l’espace de leur généralité. Dans les provinces où leur autorité ne se heurte à aucune institution repré­sentative, ils consolident leur action en demandant au roi de faire inscrire chaque année un budget spécifique pour financer les récom­penses. Dès le 11 septembre 1714, l’intendant de Berry obtient par arrêt du conseil un fonds de 1 000 livres pour l’exercice 1715, imposé en supplément de la taille à l’intérieur de sa généralité14. Le 5 dé­cembre 1730, un autre arrêt du conseil octroie à l’intendant d’Auvergne une ligne de 2 000 livres, véritable taxe additionnelle im­posée sur tous les habitants taillables de la généralité de Riom, pour gratifier tous ceux qui tueraient des loups. Renouvelé périodiquement – mais jamais acquis à long terme – le fonds devient la « partie des loups », qui fait l’objet, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, d’une soigneuse comptabilité avec les huit subdélégués auvergnats15.

Les primes accordées par les intendants au XVIIIe siècle
(en livres par animal)

 

Année

Généralité

Fonds
alloués

Louveteau

Louvard

Loup

Louve

Louve pleine

Loup enragé

 

1697

Tours

3

10

20

 

1712

Orléans

10

30

 

1715

Bourges

1 000

5

5

 

1730

Clermont-Ferrand

2 000

5

10

10

 

1733

Grenoble

6

12

12

 

1736

Clermont

Oui

2,5

5

5

 

1749

Tours

2 000

3

6

10

10

 

1754

Orléans

2

3

6

10

 

1754

Tours

6 000

3

6

10

10

20

 

1756

Poitiers

2 500

3

10

10

 

1764

Chalon en Champagne

Oui

3

6

10

 

1765

Soissons

3 000

3

6

10

12

 

1768

Metz

6

12

12

 

1769

Limoges

785

3

12

15

18

48

 

1770

Caen

10

10

10

20

 

 

1770

Nancy

4 000

3

9

12

50

 

Avant 1773

Alençon

oui

15

15

 

Avant 1773

Besançon

Commu­nautés

6

10

 

1775

Besançon

6

12

18

24

 

1778

Besançon

4

6

9

12

L’action des commissaires du roi fait tâche d’huile. Peu de temps après son arrivée dans la généralité de Tours, l’intendant Savalette s’engage dans une politique incitative de 1748 à 1755. En 1751, l’in­tendant de Poitiers s’en inspire en obtenant pour sa généralité une ouverture de crédit de 2 500 livres sous forme d’impôt additionnel. Ce poste qui s’accroît ensuite jusqu’à 2 700 livres assure le paiement des primes jusqu’en 178716. Depuis 1741, l’intendance de Champagne accordait des gratifications à sa discrétion. En 1764, son titulaire, Rouillé d’Orfeuil, consolide le processus en affichant le tarif des primes et en les imputant sur la recette des tailles. Le 15 décembre 1765, comme on l’a marqué en exergue, le subdélégué d’Épernay lui fait part de l’engouement des popu­lations. 

Le 11 juin 1765, son collègue voisin, l’intendant Méliand lui emboîte le pas à Soissons. Il rend compte à Laverdy, contrôleur gé­néral des finances, de « ces fâcheux événements » qui se renou­velaient presque chaque année par la grande quantité de loups dont cette province était inondée » en raison de l’abondance de ses massifs boisées et de la proximité des Ardennes. L’intendant prend exemple sur ce qui existait « dans plusieurs provinces du Royaume et notamment dans celles d’Orléans et de Clermont en Auvergne où on imposait annuellement des sommes pour ces sortes de gratification ». Secouée par l’affaire de la « Bête du Gévaudan », la cour était alors alarmée sans cesse de nouvelles d’attaques de loups, en particulier des animaux enragés. Méliand obtient du conseil des finances un fonds de 3 000 livres pour asseoir trois types de primes à compter de l’année 1766 : 3 livres par louveteau, 6 livres pour les jeunes loups d’un an, 10 livres pour les « vieux loups » et 12 livres pour les louves. Désormais les subdélégués adressent tous les six mois un état des paiements qu’ils ont avancés en remettant les primes17.

En 1768 un « arran­gement » intervient dans la généralité de Metz pour mettre l’accent sur une politique incitative comparable : en payant 12 livres par loup et 6 par louveteau, les gratifications encou­ragent suffisamment les ha­bitants des campagnes à comprimer le nombre de ces « bêtes voraces »18. L’année suivante, en 1769, c’est à Turgot, alors intendant à Limoges, à qui revient d’instituer un système de primes en Limousin. Le 8 janvier 1770, la Lorraine passée sous administration française reprend la même formule sous l’impulsion de l’intendant Chaumont de la Galaizière19. Le 10 juin 1770 l’intendant Fontette établit un régime de primes aux loups pour la généralité de Caen « après avoir bien réfléchi aux différents moyens qui peuvent favoriser leur destruction » : c’est l’affiche qui était placardée pour ouvrir cette conférence.

L’importance des taux accordés est peut-être à la mesure d’une réactivation de la dange­rosité de l’animal depuis quelque temps20. Indéniablement les années 1760, avec la vague physiocratique d’intérêt pour l’agriculture, fournissent un contexte favorable. C’est l’une des premières fois où l’on voit en action les structures agricoles… Elles seront au premier rang de cette politique sous la Révolution, avec le Bureau d’Agriculture, et à la fin du XIXe siècle, avec la sociétés des Agriculteurs de France.

Ces grilles de primes se perfectionnent grâce à l’octroi de budgets consolidés. On le voit avec l’intendant de Tours – dont l’immense ressort s’étend sur 1 700 paroisses de la Touraine mais aussi du Maine et de l’Anjou – a joué un rôle pionnier. Son territoire d’exercice, il est vrai, est l’un de ceux où Canis lupus a représenté l’un des fléaux les plus récurrents dans le royaume de France jusqu’en 1760. Dès le 24 décembre 1748, Charles Savalette de Magnanville obtient un premier arrêt du conseil l’autorisant à verser des primes pour 2 000 livres à compter du 1er janvier suivant. Il réussit à faire passer son crédit à 4 000 livres pour 1752 puis 6 000 en 1754. Sur ce budget prévisionnel, réparti entre tous les contribuables en supplément de la capitation, il établit d’abord une hiérarchie à trois degrés : 3 livres pour les louveteaux, entendus comme tels jusqu’à 1 an, 6 livres pour les loups de 1 à 2 ans et 10 livres pour ceux de 2 ans et plus. L’année suivante, une quatrième catégorie intervient avec les « jeunes loups » de 4 mois à 1 an, primés à 6 livres – ce qui correspond à peu près aux « louvards  » – alors que les « louveteaux » – désormais réduits aux sujets de moins de 4 mois – n’assurent plus que 3 livres. En 1754, nouvelle initiative, avec une prime de 20 livres pour toute « louve pleine ou ayant mis bas nouvellement », tant à cause de l’importance de la capture qu’en considération du risque jugé alors plus lorsque l’animal a des petits à défendre :

« Il me paraissait utile d’accorder à ceux qui tueraient des louves dans le temps qu’elles étaient pleines ou qu’elles avaient leurs petits une récompense plus considérable que celle qui avait été fixée par les arrêts pour les têtes de loups ordinaires21. »

Le degré de perfectionnement atteint à Tours avec les cinq échelons qu’on y connaît est jugé si satisfaisant que rien n’a changé en 1771 avec un budget prévisionnel de 8 000 livres.

Dans le royaume cette politique commençait à faire école. En 1756, avant que le système ne soit adopté par la Champagne, six généralités au moins sur vingt-trois disposaient déjà d’un régime d’imposition fixe pour chaque année, pour un total de 16 060 livres, ce qui n’empêchait pas les autres intendants de distribuer des gratifications sur le fonds des excédents de la capitation (tableau)22.

Tableau 

État des généralités imposant les contribuables pour garantir les primes au loup en 1756

Source : Arch. nat., H1 1407

Généralités

Fonds spécifiques (en livres)

Bourges

1 500

Moulins

2 000

Orléans

3 000

Poitiers

2 562

Riom

2 000

Tours

5 000

Au milieu du XVIIIe siècle, le tarif des primes s’était quasiment maintenu – semble-t-il – par rapport au Moyen Âge si on le compare au prix du mouton, situé alors dans une fourchette variant de 5 à 9 livres. Avec un loup adulte, le chasseur obtenait l’équivalent de deux grandes bêtes à laine et jusqu’à trois dans les meilleures circon­stances : ce n’était pas la fortune mais, pour la majorité des petites gens, la ressource était nullement négligeable23.

À la fin de l’Ancien Régime : disparités et contrebande

De part et d’autre de leurs ressorts administratifs, il s’ensuivait entre provinces certaines disparités géographiques qui subsistaient tant qu’une harmonisation n’avait pas été réalisée. C’est ce qui s’était pro­duit aux frontières de la Franche-Comté de 1775 à 1778, lorsque fut appliqué le premier tarif fixé à Besançon par l’intendant Lacoré, qui allait de 6 à 24 livres. Mais, bien vite la situation fut rétablie, le directeur général des finances, Necker, considérant que « les grati­fications accordées à ceux qui détruisent des loups étaient trop considérables relativement à celles qu’il est d’usage de donner dans les autres provinces ». Pour se conformer à ce qui se pratique à l’inté­rieur du royaume et satisfaire le ministre, l’intendant dut réduire de moitié le taux des primes à compter de 177924.

Aux frontières des généralités qui étaient entrées dans un système de primes tarifées et de celles où elles restaient à la discrétion du com­missaire du roi, les disparités étaient encore plus criantes.

La diversité des pratiques, d’une généralité à l’autre, conduisait à d’étonnants trafics. La généralité de Soissons avait fixé sa grille officielle de primes en 1765. Dans l’intendance de Soissons, les subdé­légations accordaient des gratifications à toutes les prises sans dis­tinction d’origine. Les habitants des provinces voisines avaient pris l’habitude, à la fin de l’Ancien Régime, d’aller y chercher leur récom­pense. Les crédits spécifiques prévus à cet effet depuis 1765 fondaient au détriment des chasseurs de la province. Le 25 décembre 1784, l’intendant de Soissons La Bourdonnaye de Blossac en vint à interdire à ses représentants de régler toute tête de loup dont ils n’auraient pas vérifié le certificat d’origine. À cet effet, les chasseurs devaient pré­senter, à compter du 1er janvier 1785, un certificat, signé du curé, du vicaire, du seigneur, du maire ou du syndic attestant la paroisse de destruction de l’animal25. À chaque généralité ses propres loups et l’intendant avait pour mission de renfermer la question dans les strictes limites de sa circonscription en contrôlant à la base ses propres subdélégués.

En Bourgogne, depuis le milieu du XVIIe siècle, les États votaient périodiquement des crédits sur des fonds spécifiques pour fixer les primes et les moduler selon le degré d’insécurité perçu. En 1785 encore, à la suite de la mort de deux hommes, tués près de Mirebeau (Côte-d’Or), ils relèvent la prime de 5 à 15 livres par loup adulte. Comme pour certains pays d’élection, l’adoption précoce d’un régime de primes par la Bourgogne avait créé des disparités avec les provinces voisines. En 1658, les élus de Bourgogne – la commission permanente des États – se plaignent qu’on vient y faire primer des loups tués dans les provinces voisines où les récompenses sont moindres. On cherche à organiser un contrôle par les maires et échevins locaux. Mais en 1771 ce trafic est à nouveau actif dans la région de Louhans, tout près de la Franche-Comté où les gratifications restent modiques avant l’ordonnance de l’intendant Lécoré qui ren­verse la situation pour quelque temps26.

Une source de démêlés : les pays d’États

Il était une série de provinces qui échappaient de droit à toute inter­vention directe des intendants : les pays d’États, qui les voisinaient. Or, si l’institution des primes relevait de la compé­tence des intendants dans les pays d’élection, elle dépendait, dans les pays d’États, des « élus » provinciaux. Et, en la matière, nul ne pouvait les y obliger.

Bien sûr les Bourguignons, qui avaient fait les frais de nombreuses séquences d’attaques sur l’homme disposaient de primes, lorsque les États votaient des crédits sur des fonds spécifiques en les modulant selon le degré d’insécurité perçu.

Mais il n’en allait pas de même des Bretons. Le 20 avril 1777, un loup enragé fait une vingtaine de victimes dans le secteur de Plounéour-Menez et de Commana (Finistère). Dans les fermes, de nombreux animaux sont abattus. Les recteurs des paroisses frappées tentent des démarches auprès de l’intendant, Caze de la Bove, pour stimuler la destruction des loups en adoptant une politique de primes. Convaincu, l’intendant de Bretagne propose au gouver­nement de s’inspirer de l’exemple des autres généralités, comme celle de Franche-Comté, pour établir des gratifications dans sa province. La réponse de Necker, le 31 juillet 1777, est sans ambi­guïté :

« Je sens, déclare le directeur des Finances du Royaume, toute l’utilité de votre projet et je ne pourrais qu’ap­plaudir à son exécution. Mais les gratifications de cette espèce sont prises en Franche-Comté sur les impositions, et en Bretagne c’est aux États qui jouissent de la faveur des abonnements, à trouver, dans leur adminis­tration, les moyens d’en accorder de semblables. Je ne pourrais proposer au roi de le faire, pour cette province, sans que cela tirât à conséquence vis-à-vis des autres pays d’États27. »

« Non possum, je ne puis»…. En Bretagne il fallait l’agrément des États et le roi ne pouvait outre­passer leurs compétences financières sans subvertir l’organisation struc­turelle du territoire qui maintenait, en matière fiscale, quelques privilèges provinciaux. Ce rappel opportun de Necker, gagné pour autant aux réformes, souligne que le traitement d’une question comme la régulation des loups ne pouvait se réaliser à l’échelle nationale sans de longues négociations. En attendant, les solutions adoptées étaient soit locales soient impossibles à mettre en œuvre.

On le saisit aussi en Languedoc lors de l’épi­sode de la Bête du Gévaudan. Aux primes ponctuelles que les syndics des diocèses civils accordent de temps à autre, et à celles que l’évêque de Mende octroie dans les moments dramatiques, les États particuliers du Gévaudan ajoutent, à la demande de leur président – l’archevêque de Narbonne –, une gratification de 2 000 livres le 15 décembre 1764. Cette mesure est doublement excep­tionnelle : par son montant – même si le roi va pour l’occasion jusqu’à 6 000 livres – et par sa nature28. Au-delà de cet événement, point n’est question d’instituer un système de primes aux loups pour tout le Languedoc. Dans l’Albigeois, le 6 octobre 1781, des dispositions interviennent tardivement : 18 livres pour une louve, 12 livres pour un loup et 6 livres pour un louveteau, payables sur le fonds des dépenses imprévues par le syndic du diocèse29. Mais autour de Montpellier, silence. Et pourtant l’impor­tance de la transhumance ovine aurait contribué à justifier les primes.

Devant l’intransigeance des États, les propriétaires de troupeaux décident de prendre le problème à la base en finançant eux-mêmes des primes dans le cadre de syndicats d’assurance mutuelle. En 1786, l’un d’entre eux, le sieur Duffours, qui possède dans les Cévennes un domaine chargé de 15 à 1 600 bêtes à laine et de 1 700 livres d’impo­sition, fait publier à Montpellier un mémorandum à l’intention de « Nos Seigneurs des États Généraux de la province de Lan­guedoc ». Son contenu jette un vif éclairage sur la situation des éleveurs sur place. Dans leur pays, aux confins des diocèses d’Alès et de Montpellier, n’existait aucune prime régulière. Lorsqu’un homme était parvenu à tuer un loup, il en remettait la tête à un journalier qui l’arborait sur un bâton pour parcourir les lieux en faisant la quête. Dans ces conditions, l’incitation à chasser le prédateur était faible et dans certains cantons, il était rare de voir promener trois ou quatre têtes de loups par an. Sévèrement ponctionné dans ses revenus par les attaques récurrentes du canidé malgré les bergers et les chiens dont il disposait, le sieur Duffours obtient le soutien des propriétaires voisins. Il réussit à monter un syndicat de vingt communautés qui institua une prime de 27 livres par loup tué, fort incitative, le 25 mars 1785.


Notes et références

1 Plutarque, Vie de Solon, XXIII, déjà cité par François-Ferdinand Villequez, Du droit de destruction des animaux malfaisants ou nuisibles et de la louveterie…, 2e éd., 1884, p. 202-203.
2 Comptes en latin cités par Paul Escard, « La chasse au loup en forêt de Compiègne », Procès-verbaux des rapports et communications à la Société historique de Compiègne, xxxv, 1932, p. 10.
3 Du Cange, GlossariumLuparius ; René de Maulde, Étude sur la condition forestière de l’Orléanais, Orléans, 1871, xi-532 p. ; Robert Fawtier, Comptes royaux (1285-1314), vol. I, 1953, p. 479 ; baron Dunoyer de Noirmont, Histoire de la chasse en France depuis les temps les plus reculés jusqu'á la révolution, 1867-1868, t. iii.
4 Robert Fawtier, Comptes du Trésor (1296, 1316, 1384, 1477), Paris, 1930, p. 53.
5 BnF, ms fr. 26084, f° 7060, d’après André Lapeyre, « La destruction des loups dans la vicomté de Paris en 1461… », article cité, 1966, p. 126. BnF, ms fr. 26082, f° 6680 et 6683 (21 et 27 mai 1454) d’après Xavier Halard, « Le loup aux xive et xve siècles en Normandie », Annales de Normandie, octobre 1983, p. 197. Jean de L’Arondel, « Les derniers loups de la Mance », Revue de l’Avranchin, 22, 1927-1929, p. 237, citant un document de 1432 détruit lors des bombardements de 1944 (Arch. dép. Manche, A 4107). Frédéric Alix, « Les loups et leurs légendes », La Croix du Calvados, 7 novembre 1929
6 Léopold Delisle, Études sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandie au Moyen Âge, Évreux, 1851, p. 613-619. En 1485, les bêtes à laine d’un laboureur de Vémars, au nord de l’Île-de-France sont estimées à raison de 8 sous parisis pièce (Arch. nat., Z2 4436).
7 Nicolas Delamare, Traité de la police…, t. ii, p. 756 ; André Lapeyre, « La destruction des loups dans la vicomté de Paris en 1461 d’après un compte du Trésor », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1966, p. 127, d’après BnF, ms fr. 26080, pièce 6368
8 D’après François-Ferdinand Villequez, Du droit de destruction des animaux malfaisants ou nuisibles et de la louveterie… Paris, 1867, et Arch. dép. Doubs, 1C154, demande du 1er juin 1747.
9 Bernard Weigel, « Les derniers loups dans la région de Wissembourg », L’Outre-Forêt, 1992, p. 38-39. Louis Schlaefli, « Simples notes à propos de la chasse au loup à Molsheim et dans les environs (XVIe -XVIiie siècles), Annuaire de la Société d’histoire et d’archéologie de Molsheim et des environs, 2002. Cf aussi Jean-Michel Boehler, La Paysannerie de la plaine d’Alsace (1648-1789), 1994, p. 240-242, où l’on trouvera plusieurs références.
10 Julien Alleau, « Sociétés rurales et chasse aux nuisibles en Haute-Provence. L’exemple du loup (XVIie -XVIiie siècle) », Histoire et Sociétés Rurales, 32, 2e semestre 2009, p. 54-58.
11 Arch. dép. Côte-d’Or, C 1721 et C 3710 ; Jean Richard, « Les loups et la communauté villageoise. Quelques documents », Annales de Bourgogne, xxi, 1949, p. 293..
12 Arch. dép. Loiret, 2J 259 (document reproduit dans Jacques Baillon, Nos derniers loups. Les loups autrefois en Orléanais, 2e éd. 1991, p. 79).
13 Arthur Michel de Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants des provinces…, t. ii, 1897, p. 563.
14 Arthur Michel de Boislisle, Correspondance…, t. iii, 1897, p. 56
15 Arch. dép. Puy-de-Dôme, C 4722 et 4723 (documents aimablement communiqués par Violaine Nicolas). Pour l’Auvergne, cf. Camille Vigouroux, « Les intendants d’Auvergne et la destruction des loups », Bulletin historique et scientifique d’Auvergne, 1948, p.141-156 et Antoine Trin, Les loups dans la légende et dans l’histoire, 1980, p. 78-79.
16 Arch. nat., H11407 ; Arch. dép. Vienne, C 66 ; François de Beaufort, Écologie historique du loup, Canis lupus L. 1758, en France, thèse d’État ès Sciences, université de Rennes I, 1988, p. 291-312 ; lieutenant-colonel Jean Chevallier-Rufigny, « La chasse aux loups et la destruction des loups en Poitou aux XVIiie et xixe siècles », Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 3e série, xi, 1er trimestre 1938, p. 582-583.
17 Arch. nat., H11407 et Arch. dép. Nord, C 8268.
18 Arch. nat., H11407, pièce 177, lettre de l’intendant Harvoin du 28 avril 1773.
19 Arch. dép. Marne, C 442, pièce 59.
20 Arch. nat., H11407, pièce 140.
21 Arch. dép. Indre-et-Loire, C 413, lettre de 1754.
22 Arch. nat., H11407, « Observations diverses sur la grande louveterie, la louveterie de Versailles et dans le reste du royaume » (document aimablement signalé par Julien Alleau).
23 Quelques indications de prix dans Jean-Marc Moriceau, Les Fermiers de l’Île-de-France, xve -XVIiie siècle, Paris, Fayard, 1994, p. 900 (« Prix comparés de la laine et des moutons »).
24 Arch. dép. Doubs, 1C 453, 21 décembre 1778, lettre de l’intentant Lacoré à ses subdélégués.
25 Ordonnance du 25 décembre 1784 (affiche).
26 Arch. dép. Côte-d’Or C 3710, d’après Jean Richard, « Les loups et la communauté villageoise », Annales de Bourgogne, 1949, p. 293.
27 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, AD IV, C 155, lettre de Necker à l’intentant de Bretagne (document aimablement communiqué par Yann Lagadec).
28 Jean-Marc Moriceau, La Bête du Gévaudan…, 2008, p. 66-67.
29 Procès-verbal de l’assemble de l’Assiette du diocèse de Castres, Castres, 1787, p. 21-22, d’après Paul-Laurent Bouysset et Maurice de Poitevin, « Les loups en Albigeois aux XVIiie et xixe siècles. Histoire et tradition », Bulletin de la Société des Sciences, Arts et Belles-Lettres du Tarn, xxxix, 1987, p. 284