Un événement inouï se produit lors de l’invasion de 1870 : l’armée prussienne transporte d’énormes quantités de denrées, de munitions et de matériel avec des machines à vapeur, sorties de leurs rails et devenues « locomotives routières ». Voilà qui débloque les imaginations et ouvre des perspectives. Un projet de société française de labourage à vapeur est soumis au ministère de la Guerre – il faut « coloniser » la France rurale – qui ne verra pas le jour. Cependant, les propriétaires qui en ont les moyens n’hésitent pas à se procurer cette nouvelle centrale d’énergie. En 1892, la Statistique agricole dénombre déjà 12 000 machines à vapeur. Mais comment passer de la locomobile à ce qui deviendra le tracteur, alors que l’automobile et les premiers camions circulent déjà sur les routes ?
Le tracteur est un véhicule automobile à plusieurs vitesses (dont une marche arrière), qui, contrairement à la locomobile, peut être mené par un non-mécanicien, que l’on peut diriger où l’on veut, et qui est alimenté d’une façon autonome par un carburant – voilà sa force, ce qui va déterminer son avenir et lui permettre de conquérir le monde. Bien sûr, il a d’abord des roues en fer énormes qui laissent des traces dans les sols meubles et sur les routes ; il est lourd et ne peut s’aventurer dans les parcelles trop humides où il s’enfoncerait. Certains grands propriétaires, comme les betteraviers, lui préfèreront encore longtemps les bœufs à cause de cela (figures 7 et 12) ; certains conseillent l’éléphant comme animal de trait dans les colonies (figure 17). Ringelmann compare l’impact sur le sol des sabots des chevaux et des roues de tracteurs (figure 23), problème qui sera agité jusqu’aux années 1950, tant que les chevaux n’auront pas disparu.
Les tracteurs iront en s’allégeant, certains modèles vont perdre 100 kg par cheval-vapeur entre 1913 et 1935. Cependant c’est un instrument démocratique par excellence, qui va permettre 50 ans après son apparition, à chaque paysan d’être maître chez lui, de conduire lui-même sa centrale d’énergie, qu’il va pouvoir chevaucher, presque comme « dans un fauteuil », sans confort, certes, mais, au moins, il est assis. On date la création des premiers prototypes en France de 1903-1904, la construction en série intervenant plus tard. En 1907, Gougis, dont les machines agricoles se diffuseront par la suite, invente la prise de force sur un tracteur fait de bric et de broc à partir d’une automobile (figure 13).
C’est en 1917 que le Journal d’agriculture pratique présente le plus de tracteurs, la plupart américains. Les constructeurs d’outre-Atlantique profitent évidemment du fait que les forces vives de la nation sont épuisées par l’effort de guerre, pour étendre leur marché. Leurs tracteurs seront principalement affectés à la remise en état des régions du Nord ravagées par les combats.
Jean-Paul Bourdon
MRSH - pôle Société, Environnement et Espaces Ruraux