Depuis l'organisation du service scientifique de défense, c’est-à-dire depuis 1888, on avait eu à observer et à combattre le criquet marocain, espèce indigène, qui habite et se multiplie d’une façon permanente en Algérie et en Tunisie, aussi bien qu’au Maroc et en Tripolitaine, et se contente de voyager de l’est à l’ouest ou de l’ouest à l’est sans quitter la région méditerranéenne.
Depuis 3 ans, la question avait été étudiée et M. J. Künckel d’Herculais, l’éminent naturaliste du Muséum, délégué dans ce but par le gouvernement, avait doté notre colonie d’un système de défense qui lui permettait d’envisager l’ennemi sans crainte. Tout était prêt au début de cette année pour détruire les bandes de jeunes criquets marocains, à mesure qu’ils écloraient, lorsque des nouvelles venues du Sud annoncèrent l’arrivée de vols extrêmement considérables d’une espèce encore plus dévastatrice : le criquet pèlerin. […]
Bien des instruments ont été recommandés pour recueillir les jeunes criquets. Nous ne parlerons que du plus intéressant et du plus pratique, l’appareil chypriote (fig. 56) imaginé par un agronome de l’île de Chypre, M. Richard Mattei, et qui a permis aux Anglais de débarrasser complètement leurs possessions du [criquet marocain] stauronote.
La partie principale de l’appareil consiste en une bande de grosse toile, longue de 50 m, haute de 80 à 90 cm, qui porte à la partie supérieure une bande de toile cirée de 10 cm de largeur. Ces bandes de toile sont maintenues verticalement à l’aide de piquets. Suivant le cas, on les accouple par 2, par 4, de manière à former un V dont l’ouverture est dirigée vers le front de la colonne des acridiens, la toile cirée qui borde l’appareil est tournée vers l’intérieur de l’angle, ou bien on les associe pour constituer des barrages.
On laisse traîner à terre une vingtaine de centimètres de toile sur toute la longueur et on recouvre ensuite cette portion d’un petit talus de terre qui bouchera tous les passages. Enfin, on creuse à l’intérieur de l’angle, et contre l’appareil, 3 fosses oblongues : une au sommet, une contre chaque branche du V et vers leur extrémité. On borde les fosses de plaques de zinc qui surplombent les parois et qui empêcheront les acridiens de s’échapper du trou une fois qu’ils y auront été précipités. Si l’on a établi des barrages, on creuse des fosses de distance en distance, tous les 25 m environ.
On rabat alors la colonne vers l’appareil. Les criquets essayent d’abord de gravir le barrage, mais ils sont infailliblement arrêtés par la toile cirée sur laquelle leurs ongles et leurs pelotes adhésives n’ont pas de prise. Lorsqu’ils se sont rendu compte de l’impossibilité de leur manœuvre, ils cherchent à contourner l’obstacle, mai ils tombent dans les fosses, où ils sont écrasés par piétinement. […]
En résumé, nous pouvons répéter qu’avec les moyens dont nous disposons actuellement, il n’y a plus rien à craindre du stauronotus maroccanus, et qu’on est en mesure de combattre l’espèce saharienne, le criquet pèlerin. L’époque des calamités causées par les invasions d’acridiens est terminée en Algérie et notre colonie ne verra plus se renouveler les terribles désastres des temps passés.
Pierre LESNE,
préparateur au Muséum
Source : Extrait de P. Lesne , «Les criquets en Algérie»,
Journal d'agriculture pratique, 1891, vol. 2, p. 660-667.